« A quoi peut bien servir la beauté ? […] A rien. […]La beauté ne sert à rien, et pourtant elle console de quelque chose qu’on ne sait pas nommer. (..] Pour faire beau. Pour donner de la joie au regard. »
Il est toujours difficile d’écrire sur un roman dont on a extrêmement aimé l’écriture, l’histoire, la transmission, ce que nous sommes, la poésie qui s’en dégage, les émotions qui se sont posées au pied de notre cœur, du plexus solaire, celui qui ouvre la cage thoracique en deux et fait entrer l’air. Cette fameuse bouffée d’oxygène qui nous permet de vivre, souffler, respirer, de savourer ce minuscule bien-être qui nous chavire par son sourire, son silence, cette douceur, cette attention que l’on sent naitre en nous. Il est difficile car il entre dans l’intime, dans l’âme et qui retentit dans ces instants où la beauté nous prend et redonne la puissance qu’il nous faut pour nous relever. On en vient à se demander si ce livre, ce roman n’a pas été écrit juste pour nous, pour notre besoin de savoir qui nous sommes, où nous en sommes, ce qu’il nous apporte et nous donne. Un livre comme un reflet, un miroir à nos existences rêvées. Un livre comme un lien, une grossesse, une maternité, parenté qui fait de nous un être, une femme, un homme, une histoire, un réconfort, une marque d'attention. Notre histoire.
« Contre qui se bat-elle ? Quelle est sa guerre ? Alma guerroie contre le silence et la peur. […] Or, parfois, on gagne les guerres en se laissant tomber par terre. On gagne les guerres sans pouvoir les nommer, sans même pouvoir nommer l’ennemi. Parfois, on remporte les victoires à sa façon. »
Il y a de cela dans « Le matin est un tigre », le premier roman de Constance Joly.
Il y a ce reflet, ces matins où le gris pointe son nez et nous adresse sa mélancolie, celle qui se greffe à nos peaux et nous ralentie. Un chardon ardent qui pousse, nous empêchant de respirer, de ressentir la bise du vent. Il y a ces mots qui sont comme des caresses venant se poser sur notre joue, notre épaule, nous poussant dans la vie, l’air, nous procurant une douce explosion de lumière et de bonheurs. La fleur explose et nous procure l’air, les mots, les phrases. Il y a les racines, celles qui sont à nos pieds, nous donnant à la fois l’immobilisme qui peut nous submerger et l’élan libérateur. Il y a le tigre, « ce tigre qui rampe doucement, en attendant de nous sauter à la gorge. »
Et puis il y a tout ce qui ne se dit pas mais se ressent. Cette lente évolution, ce besoin de ressortir du marasme dans lequel on se complait, se plait. On brise son armure, sa carapace, on lâche les mains sur lesquelles on s’agrippait de peur de tomber, de peur d’avoir peur, de peur de ne pas y arriver. On lâche et on croit en son destin, en ses capacités, en cette fragile fragilité qui est en nous. Cela est à la fois d’une réalité bousculante et d’une beauté émouvante, libératrice. Mais surtout il y a la folle envie d’exister et de se tenir droite, à côté et non plus derrière ou dans l’ombre, l’immobiliste, l’attente et les peurs, voutée, pliée. La folle envie de croire non plus aux rêves ou aux miracles mais à ce que nous sommes capables de réaliser. La foi en nous, la foi en l’enfance, en l’enfant, la foi en l’adulte. A Billie et la vie.
« Parfois, les mots sont partiellement inamicaux. […] Même s’ils tentent de décrire la vérité. (…] Ils sont pratiques et incomplets, incapables d’exprimer la complexité de nos vies, la subtilité de ses nuances. Il faudrait les décrasser, les lessiver les essorer pour leur faire dégorger un sens nouveau. »
« Le matin est un tigre » de Constance Joly recèle ces trésors précieux, les mots qui sauvent, la poésie qui chante, nous transperce par sa douce mélodie, par sa frappante vérité, sa singulière beauté. La poésie comme un ballon de vie, d’air. L’écriture narrative devient vers, prose, cette force qui s’installe et nous insuffle une lumière, une force, une volonté d’exister.
Alors comment vous parler réellement de ce roman, quand l’histoire qui en découle transperce la vôtre, vous donne cette infinie tendresse et bonté qui vous manquez, cet espace que vous ne vouliez traverser. Comment parler d’une histoire de chardon, d’enfant, d’Alma, de Billie, d’amour, de parentalité, de transmission, de mélancolie, de vie quand les mots écrits sonnent juste, si juste qu’ils font peau à peau avec vos émotions, vos sentiments, cette fragilité-force qui vous habille, est la vôtre ? Comment parler de ce roman quand la poésie est l’oxygène même de chaque phrase, qu’elle relie la lecture et votre vie, qu’elle en devient votre espace, votre cage thoracique, cette main que vous tenez et qui vous encourage, vous guide et non plus tient, vous montre et vous laisse le droit à votre à conquérir votre liberté ?
Comment résumer « le matin est un tigre » quand l’intime est aussi bien touché, quand il devient impossible d’en retranscrire sans sentir la grâce vous caresser ? Comment parler du premier roman de Constance Joly quand il m’est impossible de m’exprimer sans y laisser de moi, cette part de chardon que nous possédons tous et qui un jour nous laisse la beauté, la force d’exister ? Je ne sais pas.
Ce roman est désormais mien. Je le relirai encore et encore pour me rappeler l’importance des mots, de la poésie et de ce qui est en moi, en nous, en nos fragilités et notre volonté de vivre, d’exister, d’être la main dans la main avec les siens, avec cette enfant qui est en nous et devient.
« Le chardon est bien l’essence même de l’homme. Il est à la fois ses racines et ses fleurs, son fondement et sa promesse, son malheur et sa joie ; il est l’humain. Le chardon doit exister en chacune de nous, pousser et se déployer dans nos entrailles. »
« Elle a besoin de poésie. D’un espace où les mots sortent des clôtures du sens. Elle les visualise, comme des moutons sautant par-dessus la barrière, des mots libres, dans de grandes prairies tendres.[…] La poésie touche les gens, pas seulement à l’intellect, mais au centre d’une zone, mystérieuse et pourtant très dense de l’homme, qui se situe quelque part entre le cœur et les viscères. »
« Le matin est un tigre » de Constance Joly fait parti de la sélection des 68 premières fois, édition 2019. A retrouver sur le site, toutes les chroniques des éditions passées, en cours ainsi que les diverses opérations menées.
NB : Constance Joly m’a écrit un texte, dans le cadre d’un été jaune carré. Je l’avais rencontré quelques temps auparavant au côté de Sévérine Vidal et Barroux, dans un récit graphique qui m’avait chavirée. Depuis ce texte, nous avons laissé passer le temps sans nous revoir ou lire. « Le matin est un tigre » n’en est que plus émouvant, plus beau et précieux. Merci Constance.
NB bis: Mélanie Richoz, auteure romande de romans qui me portent, m’a écrit que les mots pouvaient faire des ricochets dans le cœur des lecteurs. Ceux de Constance Joly sont des ballons d’hélium, des envolées de confettis qui nous procurent l’air et la beauté nécessaire pour laisser jouir le cœur et parler à l’âme.
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