La nuit ne tombera pas ce soir. Elle n’y arrivera pas. Le jour ne finit pas, tendu de rose, vibrant. J’ouvre la marche, perchée sur mes nouveaux sabots à travers le chemin qui serpente entre les vignes. Je suis très fière de mon long jupon à fleurs et de mon petit haut à smocks. Je suis la reine des prés et des marais. Tout à l’heure, mon père m’a prise à la taille et m’a hissée contre un muret de pierres. Sur mes chevilles, la pierre sèche a râpé ma peau, mes sabots ont pendu dans le vide, l’un d’eux a dégringolé par terre, dans les orties. Mon père m’a tenue bien serrée, le muret est haut. De là-haut, j’ai eu du soleil orange plein les yeux, et les vignes ont dansé devant moi.
Ce soir encore, je marche devant et mes parents me suivent. C’est le jeu. J’ouvre le paysage en deux, en chantonnant. Parfois je me retourne, les mains sur les hanches, la frange dans les yeux, et je vois leurs deux longues silhouettes noires tendues l’une vers l’autre sur la toile du couchant. Ils s’embrassent, les épis de blés ondulant à leurs pieds. L’image s’imprime dans ma rétine, et met longtemps à disparaître. Nous sommes seuls et les martinets fendent le ciel en un cri. Je prends à gauche. Le soleil enflamme les marais salants. Les marais sont une peau de bête, un cuir d’animal très ancien, gris et épais. Ce soir, ridée par les feux du couchant, il me semble plus que jamais que la bête préhistorique va se retourner dans son sommeil. Je me souviens du jour où j’ai sauté à pieds joints sur ce cuir pour chevaucher l’animal et que je me suis lentement enfoncée dans la vase. Mon père a sauté de son vélo et m’a tirée de là en riant, j’ai refoulé mes larmes, caché mes yeux en secouant ma frange ; je n’ai jamais voulu aller chercher ma chaussette, perdue dans la vase.
Ce soir, l’air est doux et s’enroule autour de moi comme un châle. Au loin, les cloches sonnent les heures. Je saute d’un bord à l’autre du chemin, en rythme. Neuf coups, en suspend dans l’air limpide du soir. Une étoile s’allume dans la frange violette du ciel. Le vent hérisse ma peau de chair de poule, maintenant. J’ai choisi de prendre les plus petites venelles, celles qui débordent de roses trémières plus hautes que moi. Dans un bruit de jean froissé, mes parents me suivent. Les belles de nuit s’ouvrent sur notre passage, dans un soupir d’ombre. Nous passons devant des maisons basses et blanches. Elles me semblent un troupeau de gentilles bêtes massées les unes contre les autres pour se tenir chaud. Aux fenêtres, des rideaux en crochet cachent des étoiles de mer et des bateaux d’enfants. Au débouché de la venelle, nous arrivons devant le square au monument aux morts. Aux heures les plus chaudes de la journée, j’y viens rêver, à l’ombre, dans l’odeur sucrée des figuiers. Le silence est alors troublé par les bruits de vaisselle qui s’échappent des cuisines ouvertes. C’est l’heure lente, celle de la sieste. Des grappes de vieilles femmes chuchotent plus loin. La statue est énorme au milieu du square. Un Poilu chevauche un aigle fantastique, qui agonise, les ailes déployées, dans une effroyable torsion. La touffeur du square, le lent roucoulement des pigeons me font comme un cocon. Je reste assise là, une seconde ou des heures, le visage sur le coude, posé sur la froide statue de bronze. Le temps s’est arrêté.
Cette fois, dans la nuit qui tombe, le monument me semble étrangement hostile. Le ciel est maintenant tout piqueté d’étoiles et la fraîcheur est descendue des arbres. Elle coule sur mes épaules comme une eau sombre. Je frissonne et avance de quelques pas. L’aigle luit dans le noir. Le square vide me semble tout droit sorti d’un mauvais rêve. Je vais rebrousser chemin lorsque je me fige. Quelque chose est posé là, dans le sable de l’allée. Quelque chose d’inerte sous la lumière des étoiles. D’emblée, je le sais. La chose est un secret, un secret dangereux. Je tourne la tête, mes parents seront bientôt là. Un pas, dix pas, je m’approche, j’y suis, je me penche. C’est un petit oiseau posé sur le dos, les pattes en l’air. Je regarde intensément. Le ventre blanc ne se soulève pas, le vent ébouriffe de temps à autre le duvet clair de son ventre et soulève des plumes. Son petit bec fermé me pique les yeux. Je m’agenouille, mon jupon en corolle par terre. J’ai peur de toucher l’oiseau. Mais sa douceur palpite dans la nuit, je la sens avant même de caresser le petit cadavre. Je l’effleure d’abord du doigt, attentive à suivre les contours de son corps raidi. Puis, précautionneusement, je le soulève. Il tient dans ma main, je referme l’autre en coquille. La nuit ruisselle maintenant des toits, et les maisons me paraissent plus éloignées que tout à l’heure.
Ma mère traverse la rue qui nous sépare, la masse sombre de ses cheveux sur les épaules. Elle s’agenouille à côté de moi. J’ouvre la main, je frissonne maintenant et mes larmes tombent dans la poussière. Je pleure la mort de l’oiseau, la nuit qui a renversé son encre sur les vignes, qui a effacé les chemins, fondu les perspectives et mangé les couleurs ; la nuit qui est tombée sur moi comme un grand manteau froid. Dans ma main vide, s’accrochent des lambeaux de ténèbres.
Constance Joly Girard est conseillère littéraire, éditrice et responsable de collections notamment dans le secteur jeunesse. Elle a contribué à la parution des romans de Delphine Bertholon , Anne Laure Bondoux, Victor Dixen… Pour ma part, j’ai rencontré Constance grâce à un illustrateur que j’admire de plus en plus Barroux, génie du crayon et de la poésie illustrée et de Séverine Vidal, remarquable plume jeunesse. « La belle absente », une histoire qui m’a faite chavirée, noire, désillusion, un amour qui se perd, se trompe, cherche l’autre. Somptueux et irrespirable. Un très bon roman graphique.
(Pour le respect de celles et ceux qui ont accepté de publier sur ce blog, les textes et les photographies sont protégés par le droit d'auteur. Merci de ne pas les reproduire sans autorisation !)
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