« Un jour on entre en Etrange pays, la gaste lande. La radio, la nuit donne l’impression d’être de retour à la maison, d’avoir retrouvé les nuits de toujours. […] Mais elle leurre, on ne rentrera jamais chez soi, ce n’est plus possible, plus du tout envisageable. On ne peut plus revenir en arrière. On a pénétré dans un pays dont le cœur est la nuit, la nuit inquiète. »
C’est l’histoire d’une vie qui s’échappe, d’un morceau de soi qui devient gangrène, maladie, cancer. C’est l’histoire de mots alignés pour non pas pour contrer ou apprivoiser la maladie, mais de mots qui deviennent maux, douleurs écrites, de ce que l’on n’ose nommer comme si épeler ces 6 lettres multipliaient les métastases, irradiaient le corps tout entier, éloignaient la tumeur. Cancer. Ablation d’un rein.
Entrer en Etrange pays.
Entrer dans le mal, la souffrance, l’opération qui consiste à enlever l’organe malade. Entendre s’entrechoquer les lamentations qui proviennent des chambres voisines, les cris et souffrances cauchemardées au milieu des nuits noires et coupables, les conseils insupportables donnés par les proches, les amis, le milieu hospitalier. Chasser les mots qui épongent mal l’angoisse. Se taire. Chercher la simplicité de la vie sans vouloir rassurer. Ne plus fuir la loi de cet espace clos, les codes et urgences édictés, affronter ce pays avec les mots, les écrits, un journal qui note les marques de paix et celles que l’on n’ose clamer.
« Tu as peur de ta peur parce que tu sais ce qu’elle, ta peur, engendre. »
Entrer en Etrange pays, le monde des hôpitaux et espérer en sortir.
Faire face à la mort qui rode, à la longue errance médicale, l’interminable traversée.
« Le corps souffrant est un corps qui ne s’appartient plus. […] Il devient le réceptacle de toutes les inquiétudes, de tous les dégouts, de tous les innocents désirs de mort. »
Se préparer à l’amputation, l’organe filtrant comme les cicatrices filtrent la lumière, comme la vie peut devenir la mort. Faire deuil du rein, peau bourrelet comme une terre vierge, à reconquérir, entreprendre la sortie qui te mène à l’autorisation d’avancer, de faire face à ce miroir qui renvoie une image que tu ne maitrise pas, plus.
Tenir son journal comme on tient le cap, le sien, celui de la narratrice. Tenir. Non par affront ou compassion, mais tenir comme on tient des parenthèses, des rideaux qui protègent de la vie extérieure. Se recroqueviller pour mieux prendre soin de soi, entendre, évaluer la souffrance et faire face à l’organe disparu. Apprendre la langue de l’Etrange pays et composer les mots qui expriment, écrivent la peur. Peindre la vie, la sienne, celle qui fait le bloc 1, le bloc 2, les embellies soudaines.
Un jour, on sort de l’Etrange pays.
On sort et « le monde est là ». On apprivoise ce qui manque, la peur, les doutes et incertitudes planant, la culpabilité d’avoir été. On apprivoise les pas qui retrouvent le chemin, la terre, les montagnes et l’océan, qui nous fait, cicatrices visibles, fils qui nous rattachent à la vie, journal qui devient récit. Entrer dans son Etrange pays.
Et l’écriture sublime, poétique, forte de souffrances et de vie de Colette Mazabrard, comme on sonde le terrain fertile de la peur et de la beauté. Retrouver ce qui m’avait procurée des frissons lors des monologues de la boue, une écriture toute en finesse, en émotions et en vagabondage, de pensées et d’itinéraires faits d’aventures et de philosophies, d’apprentissage de soi, l’éloge à l’écoute l’invisible, l’absence, le deuil, la perte et la reconstruction.
« Pourquoi traverser le cancer ? Le mot sidère. Traverser ? parce qu’on t’a donné la vie, parce que tes parents t’ont soigne et c’est désormais ton tour de perpétuer leur geste, ton tour de prendre soin de la vie et donc de prendre soin de toi. »
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