« C'était devenu une obsession. Contempler des cerfs. J'aurais aimé approcher leurs présences, connaître leurs pensées, pénétrer leurs méditations, dormir dans leurs yeux, écouter dans leurs oreilles, me glisser dans leur mufle, être leur salive verdie du suc des herbes, frémir sous leur pelage, bondir dans leurs muscles, m'enfoncer profondément dans leurs sabots, dans leur fonds d'expérience, parcourir le temps qui existe et le temps qui n'existe pas, nager dans les vapeurs qui montent des prairies ou dans celles qui montent des grottes, cinq cerfs nageant dans la brume aux parois de Lascaux, porter le poids de leur couronne, connaître une seconde, une seule, leur souveraineté, la mêler aux branches des forêts traversées, ne plus savoir si je suis cerf ou forêt en train de nager, de bondir. D'exister. »
Ils sont là, à l’orée du bois, camouflés sous les taillis, à proximité de la maison éloignée de toute civilisation. Mystérieux, invisibles et pourtant si présents. Affrontant le froid, le gel, la neige des Vosges, le givre et la grêle, le brouillard et les nuits. Ils sont là dans la magie de leur apparition soudaine, leur prestance, leur capacité et leur force à guerroyer pour conquérir le clan, la belle, terribles rivalités, se sacrifier pour protéger la horde. De leurs sabots, ils laissent des traces que l’homme s’empresse de poursuivre, compter, chasser. Roi ultime de la forêt.
Ils se sont les cerfs, les grands cerfs, ceux à la tête couronnée de bois, aux mues improbables qui définissent leur âge, leur place dans le clan. Les cerfs, dont on vénère leur port de tête, la bête, dont on guette l’apparition au détour d’une clairière, d’un sous bois ou d’un sentier, dans la lumière fuyante des voitures ou u détour d’un banc de brume au petit matin.
Les grands cerfs. La chaîne des Vosges, ses ballons, ses forêts couvertes de givres et de neige. Une veille bâtisse à flanc de montagne, perdue dans la vallée.
Et Pamina, éprise de liberté, d’air, d’espace, de comprendre le cervidé, d’aller à la rencontre de sa magie, de ses apparitions, de sa force et puissance. Les voir, les observer, camoufler, à affût, entendre les ramures s’entrechoquer, les brames amoureux. S’élargir à leur approche, ne plus dépendre d’une espèce mais de leur race, celle des seigneurs des bois. Et se rendre compte du monde, d’un monde et d’un règne animal qui disparaît, détruit par l’homme, les hommes au profit d’un règne économique et de main mise sur les espèces, sur la beauté innée du monde.
« Mal à l'aise parmi les humains, en porte-à-faux, comme si ma place était là, entre deux mondes, sans cesse en déséquilibre, suspendue dans le vide. »
Claudie Hunzinguer c’est tout d’abord un texte inoubliable, à fleur de coteaux et de beauté du monde : « La Survivance ». C’est une atmosphère qui me prend par la main, me fascine dans sa construction simple et folle, forte et poétique, sa capacité à se retirer du monde et explorer ce qu’on oublie, ce qu’on détruit au profit d’une exploitation sauvage et outrancière. Il y a chez elle cet appel à la forêt, à la nature, à revenir vers nos chemins oubliés, perdus et pourtant nécessaires, essentiels. Un appel, rappel à l’écologie non pas comme mouvement politique mais acte citoyen, respirateur primaire à nos vies et nos âmes, sentinelle de nos espoirs et espérances.
Claudie Huzinguer et sa langue anticonformiste, son langage à la fois poétique et vital, à l’écart du monde bruyant, rapide, excité, sa rage à défendre son monde, sa colère qui se glisse entre les lignes, les mots, une colère qui nous ordonne de revenir aux choses simples et vraies, réelles, loin de toutes volontés économiques, chiffrables, raisonnées ou irraisonnées de lois et autres nomenclatures normées. Claudie Hunzinguer et cette sensibilité à fleur de mots, à fleur de livres et d’écriture, à fleur d’un monde et d’un règne végétal, animal, naturel, à fleur des cerfs, des grands cerfs. Un éloge à la nature, aux espaces, à la forêt, à littérature, à la survivance des espèces et à la destruction de l’homme, cruel pantin désarticulé du monde réel.
« On constate que le monde se passe de nous. Et même davantage: il va mieux sans nous. »
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