« Il n'y aura pas de fin heureuse. Autant le savoir d'emblée. C'est une histoire tragique, faite de répétitions et d'aggravations. Quelques silences entre les soupirs, les gémissements, les pleurs ou les cris, de douleur ou de rage. Une vie intense. Des corps nus, exhibés. Le mien au moins. Un récit impudique. »
Comment vous parler de ce livre sans y dévoiler ce qui en fait sa force, sa douleur, ce mal qui s’accumule dans le corps, s’engouffre sous la peau, terrorise les cellules et retourne la tête. Je ne dirais rien. Rien ne pourrait et est assez fort. Assez terrible en fait. Je ne dirais rien de ce récit impudique par sa forme et son fond mais terriblement beau par son histoire, par la matrice même de cette souffrance, par la lisière de l’indécence et de la vie, des cris et du silence, des regards qui ne s’arrêtent, de l’invisibilité qui se construit, de la fuite du temps sur le corps, l’âme. L’indécence pudique décence.
Je ne dirais rien car rien de ce que je ne pourrais écrire ne serait, sera assez fort pour dire les mots, les phrases, une forme de folie sous couvert de la colère et des émotions qui jaillissent. Tout ne sera, n’est que sensations, émotions, dénuement, exposition, lutte. Tout n’est que colère, cris, souffrance morale, physique, psychique. Un mal qui trifouille le corps, malmène l’âme, l’existence, met à terre les principes d’une vie, de rêves, d’envie et de désirs, d’espoirs.
Il n’y aura que moi. Toi. Et Claire Marin. Claire Marin et son regard, sa maladie, son corps qui se désagrège, se perd, devient autre, s’offre à la médecine, s’évanouie dans les vertiges et les déséquilibres, dans le désamour, l’estime, dans la colère et le désir de vivre encore, de mener un combat, un affrontement.
S’encrasser dans la douleur, fumer pour s’asphyxier aux odeurs d’éther et autres opiacés. Se shooter à la morphine, à ce qu’on peut d’espoir, d’espérance dans les mots et la pensée. A ce qui fait tenir. Rester droit. Tracer des points comme des lignes de survie dans les allées de la Salpêtrière. Comprendre sans comprendre les émotions, ce marécage de sensations, fragilités et force qui prennent toute la place, l’espace. Etre soi tout en étant hors de soi, au-delà de soi. S’habituer à ce que l’on ne peut s’habituer, aux cris, aux pleurs, à la souffrance, la sienne, celle des autres. Etre roc, rocher, statue, indifférente aux autres et à soi. Ne sentir que ce qui crevasse le corps, transperce l’âme.
Claire Marin et sa rage, cette impossibilité de croire qu’il est n’est pas possible de lutter, de se poser des questions, d’outrepasser la souffrance et les silences, les non-dits, le monde de la grande muette inhospitalière, de l’armée du silence qui arrive. Les mots tapent, frappent, expulsent, explosent, lacèrent, font violence et destruction. Ils luttent, donnent droit à l’expression à la souffrance, la douleur, le bouillonnement d’émotions et de destructions, permettent une voix, une prise de conscience et de visibilité, de puissance et force.
« Le discours de la maladie est presque toujours négatif, discours de la restriction et du renoncement. Il rappelle ce que l'on ne doit pas faire. Code de la vie, revu et appauvri. Plus strict. On roule sur la bande d'arrêt d'urgence. On est pris dans un étau. Le possible disparaît. Mais la maladie réveille aussi une sensibilité qui s'était endormie. Tout devient plus émouvant »
De ce livre, non je ne dirais rien. Il m’en est impossible. Impossible d’exprimer la beauté et la fragilité de l’édifice, cette force matricielle qui le construit, les cris et les silences, la vérité qui jaillit. Il faudrait pouvoir jouer du scalpel, entrecroiser les perfusions, ne plus entendre les pas qui glissent dans les longs couloirs, les hésitations qui ne sont que de grands silences. Il faudrait pouvoir prévoir la portée des mots comme on donne une échéance, comme on signe les résultats. Clair et limpide, fluide, cohérent. Mais peut-on être, quand on fait face à ce précipice, au vertige, à l’inexistence, à la colère qui gouverne, cette rage, impuissance puissance qui exalte la douleur. Sans concession. Dans le vif comme on met à vif la chair. Dénudée, déshabillée, le point zéro d’une histoire, d’une maladie chronique, de dommage collatéral, d’erreur immunitaire, de souffrance en cascade qui s’évanouissent dans le silence abyssal du vide, des questions sans réponses, l’espoir mis en attente, dans l’abandon et l’abime. Une vie souterraine. Une vie hors de soi sans l’écriture comme porte de secours, sans les mots qui adoucissent les cris.
Trouver des mots, les miens, relire la chronique d’Amandine. Ne savoir que dire. Mal. Souffrance. Cris. Les phrases éclatent dans la bouche, écorchent les mains, transpercent le ventre. L’épiderme est à vif, les flèches lancées percutent mes certitudes, brulent, anéantissent. Et pourtant au-delà de ce récit, se profile ce qui maintient en vie, cette colère philosophique qui nous maintient la tête hors de l’eau, hors de soi, explore et donne à lutter à armes égales. La colère noire, narcissique devient cathartique. L’impudeur devient salvateur, pudique, sincère, vérité. A crier la souffrance. A donner une âme. Sans pitié mais avec une infinie attention, d’une beauté troublante, sans demi-mesure, dans le dénuement le plus total mais vivant.
Troublant et vivant.
Fort et beau.
« Il faut prendre des risques. Volontairement. Parce que c'est la seule façon de reconquérir sa propre vie. »
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