Lettre à
J’ai trop de monde à qui écrire et personne à la fois, alors je t’écris à toi. Ils y liront ce qu’ils veulent, ils comprendront là où ils se trouvent, hésiteront parfois mais tu peux leur dire qu’ils en font partie, lui, elle, eux, elles. Tu vas me dire, je suis un second choix alors. Tu auras raison de t’en offusquer, j’aime que ça te gratte quand je dis ça, que tu ne trouves pas que c’est une évidence d’être au second rang, ne pas accepter d’être celle d’après, de derrière, de loin. Rassure-toi, tu es le centre, t’écrire à toi, c’est écrire à chacun d’eux, m’écrire mais c’est surtout te faire exister. T’écrire, c’est faire tout ce que l’écriture fait. Déplacer les lignes, déranger parfois, attendrir souvent, murmurer dans les oreilles des mots doux, et tenir debout. Tu verras, il va te falloir du temps pour le comprendre, que tu en as besoin, que c’est par là que ta vie s’écoule. Que c’est le seul endroit où tu pourras dire : là c’est moi, chez moi, sans que personne ne vienne empiéter, abîmer, empêcher. C’est là que tu pourras gueuler tant que tu veux, que tu pourras être douce aussi, dire je t’aime ou je ne t’aime plus, dire je suis là ou dire je n’y arrive plus.
Je t’écris et puis quoi ? Je te dis quoi du haut de mes trente-huit ans, à toi qui en a treize ? Tu as l’âge qui commence à trouver que le monde des adultes a une sale tronche, à ne pas vouloir écouter ce qu’elle dit cette femme bègue qui te gorge d’injonctions. Tu as perdu tes boucles blondes, tes cheveux ont foncé, comme s’ils savaient avant le reste que le sombre recouvre parfois. Tu vas croiser des loups qui se révéleront agneaux, des douceurs qui cacheront la violence. Des mains que tu ne voulais pas se poseront sur toi, d’autres que tu désirais ne viendront pas s’attarder. Je crois qu’une vie peut se résumer aux mains des autres, ce qu’elles contiennent, disent, donnent, ce qu’elles caressent, griffent, agrippent. Celles qui te lâcheront, celles que tu lâcheras, celles que tu retrouveras plus tard, celles qui demeureront froides. Celles dans lesquelles ton corps se glissera, celles qui sauront faire. Et puis les siennes. Tu passeras des jours à fermer les yeux très forts pour retrouver leurs empreintes.
Tu vois ton ours aux yeux bleus, celui que tu mets loin de toi quand il t’agace, quand tu voudrais qu’il comprenne, celui dont tu sais que la nuit il ne dort pas mais veille sur toi. Celui qui aurait dû. Même devenue adulte, tu te diras qu’il n’est pas qu’un bout de tissu, mais qu’il contient des mots de toi que personne d’autre n’a entendus. Sois en colère contre lui, si ça t’évite de l’être contre toi.
Tu dormiras toujours sur le côté droit, en boule. Tu occupes un tout petit espace dans ces grands lits. Comme si la nuit ne pouvait t’attraper que dense, immobile et d’un bloc. Comme dans une cachette, ne pas bouger pour ne pas se faire prendre.
Tu verras tu feras des choix qui n’en sont pas, tu te retrouveras à aimer ce qui n’est pas aimable parfois, tu te planteras, tu feras du mal à ceux que tu ne sais pas correctement aimer, même à ceux que tu aimes plus que tu ne peux l’imaginer à ton âge. Tu diras à l’homme qui t’a aidé à grandir, à être toi, à tricoter une famille que tu ne peux plus, que les chemins doivent s’écarter. Tu hésiteras, tu auras peur, un pied dans le vide, et si ? Tu le feras quand même. Tu voudras lui dire que tu l’aimeras toujours, qu’il sera toujours celui qui, tu lui diras un jour. Tu diras je t’aime à des gens pas prêts à l’entendre, tu diras viens à qui ne voudra pas te suivre. Tu le feras quand même, et si j’étais toi, je recommencerais. Je te vois sourire, évidemment que je suis toi. J’ai oublié que tu avais existé, j’ai tenu loin la petite fille qui n’a jamais rêvé, qui pensait que se taire était la seule solution pour ne pas déranger, ne pas faire peser un gramme sur le dos de quelqu’un. Je t’ai oublié, Charlotte, pardon. Je crois même que je t’ai méprisée longtemps. Au point ne pas te reconnaître, me reconnaître quand j’entends ce prénom dans la bouche d’un autre.
Tu vas me dire que si je m’arrête là, tu n’as pas envie de grandir, de devenir, que peut-être c’est mieux de s’arrêter en chemin. Tu sais bien que le beau ne se dit pas.
Tu rencontreras des gens exceptionnels, tu t’étonneras qu’ils te regardent, tu mettras du temps à les laisser approcher, ils ne savent pas qu’une fois apprivoisée c’est dangereux pour eux, que la mesure tu ne connais pas trop. Tu apprendras le déséquilibre, le trop ou pas assez comme seul étalon. Ne t’excuse pas, sois démesurée, ça va cogner, tu ne sais pas te protéger, tant pis. Laisse loin la coquille dans laquelle tu te réfugies.
Je ne vais pas te dire de te ménager, tu ne m’écouterais pas. Je vais te dire de ne pas te contenter, de ne pas accepter les miettes. Tu mérites le festin. Tu composeras parfois avec, tu accepteras une part plus petite, mais tu le sauras. Ne baisse pas la tête, regarde-moi, pas à gauche, à droite, en plein dedans.
J’aurais voulu que tu saches tout cela plus tôt, que tu évites les errements, que tu saches te protéger des gouffres. Je ne suis pas certaine qu’on en ait fini avec eux, mais on sait toutes les deux qu’il faut parfois s’y laisser tomber. On va y arriver, tu sais, ne me regarde pas comme ça, à te demander qui tu es devenue.
Promets-moi de t’aimer un peu, de ne pas croire que tu n’es rien, de savoir que tu peux, veux, dois. Que tu mérites, que tu vas oser. Tu vois, c’est la grande Charlotte qui demande à la petite de la rassurer. Tu es et resteras intranquille, tu attendras que d’autres te rassurent, ils ne pourront pas. Ne fais pas de promesses, ça sert à rien, juste à décevoir.
Fais ce que tu veux, fais des conneries, des belles choses, plante toi, aime mal, aime trop, hurle ou parle tout doucement, caresse ou mord, dis ou tais-toi.
Mais fais, le reste, on s’en fout.
Et ne m’écoute pas, surtout pas. Ca sert à rien d’écouter les grands,
Les grands, ça ne sait rien.
Lettre à
Charlotte Milandri
L'été jaune carré
(encore plus un 1er février)
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