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Photo du rédacteurSabine

Catherine Rolland - Dessous

Assis sur le pont arrière du bateau, les pieds nus traînant dans l'eau du lac, Eric se concentrait.  Evian, compétition internationale d'apnée. Un rendez-vous sportif qui d'année en année, attirait de plus en plus de spectateurs. Le matin avaient eu lieu les épreuves d'apnée statique, en piscine. Le record du monde, onze minutes quarante-cinq, avait été battu par un Italien.


Onze minutes quarante-cinq sans respirer. Bon sang, à bien y réfléchir, ils étaient complètement fous.


Pour l'épreuve reine, l'apnée en profondeur à poids constant, ils étaient cinq seulement, avec un bateau pour chacun, amarrés en rond à des bouées au milieu du lac. Autour, cerclant large, les garde-côtes tenaient les plaisanciers à distance. Les pêcheurs avaient été priés de s'éloigner. Quant aux gros bateaux qui baladaient les touristes d'une rive et d'un pays à l'autre, ils étaient interdits de navigation sur toute la portion sud-ouest du lac Léman.

Autant dire un sacré remue-ménage, à cause de cinq types qui se retenaient de respirer.


Une clameur, venue de la rive, le tira de ses pensées. Le Russe sortait de l'eau, sportivement applaudi par l'ensemble des équipes adverses. Machinalement, Eric frappa dans ses mains lui aussi, cherchant des yeux Bertrand, le directeur de son staff. Il comprit à son expression que la partie allait être moins facile qu'il l'avait espéré


— Combien ? — Cent-vingt-six, répliqua Bertrand aussitôt, le ton neutre. Moi qui pensais qu'il ne toucherait pas cent-quinze... Foutu bolchevique !


Eric secoua la tête, sans relever, se demandant s'il serait capable de descendre à cent-vingt-six mètres. Ou cent-vingt-sept, plutôt, s'il voulait coiffer le foutu bolchevique au poteau. Cent-vingt-sept mètres. Trois mètres de plus que son record personnel. Ça n'avait l'air de rien, trois mètres, mais à ces profondeurs la différence était gigantesque.


Son tour arrivait. Souplement, il glissa dans l'eau et palma lentement en direction du bateau du juge, évitant de regarder les Russes qui célébraient très bruyamment une victoire qui leur semblait déjà acquise. Sur un signe de Bertrand, il entama la phase d'hyperventilation, séquences respiratoires très rapides et très brèves, qui allaient permettre à ses poumons de s'épurer du dioxyde de carbone qui s'y trouvait. Sous l'eau, c'était d'abord la surcharge en CO2, plus que le manque d'oxygène, qui provoquait la sensation de manquer d'air. En lessivant leurs poumons, les apnéistes arrivaient à gagner de précieuses minutes en brouillant les signaux d'alerte que le corps envoyait normalement au cerveau. Seulement, l'hyperventilation augmentait le risque de narcose, une désorientation soudaine, un état confusionnel qui précédait la syncope, et si personne n'intervenait, vite après la noyade.


Comme tous les apnéistes, Eric avait déjà perdu connaissance sous l'eau, mais même à ses débuts jamais il n'avait pris le risque insensé de plonger seul, et ses partenaires l'avaient immédiatement remonté en surface. Il ne gardait pas de souvenir de ces épisodes, incidents somme toute banals dans sa discipline, mais Bertrand avait raison. Il jouait avec le feu.

Ils étaient des trompe-la-mort, des fous. S'il y avait un Dieu, ce dont Eric doutait, Il ne pouvait avoir pitié d'eux que jusqu'à un certain point. Avec le temps, la toute-puissance qu'il éprouvait à forcer son corps dans des performances inhumaines se teintait d'autre chose, pas encore de la peur, mais de la lucidité. Ce qu'il faisait était vain. Cette course aux records n'avait aucun sens, et Eric savait que quelle que soit la profondeur qu'il atteindrait, il viendrait toujours un plongeur qui serait meilleur et qui le chasserait de son piédestal. C'était inéluctable, et continuer de risquer sa vie à chaque plongée pour retarder l'échéance n'avait pas le moindre sens.


Bertrand lui faisait signe, il était temps qu'il y aille.


Économisant chaque geste, il ralentit sa respiration, eut un dernier regard au ciel, puis il plongea. La gueuse l'entraîna aussitôt vers les profondeurs. Tout à l'heure il devrait remonter seul, sans l'aide de la machine mais à la seule force des bras et des jambes. Entre trois et quatre minutes à l'aller, un peu plus de deux pour le retour. Deux mètres, c'était tout. Deux mètres de plus que le Russe, et il empocherait la première place et aussi un nouveau titre mondial, le cinquième concurrent n'ayant aucune chance sérieuse de le battre. Champion du monde. Il n'y avait pas meilleur moyen de mettre un terme à sa carrière. Vers trente-cinq mètres, malgré la traction constante de la gueuse, il sentit que les forces appliquées à son corps s'inversaient brusquement et qu'il se mettait à couler. De même qu'à une certaine altitude les spationautes n'étaient plus soumis à l'attraction terrestre, à une certaine profondeur le corps s'enfonçait au lieu de remonter naturellement vers la surface. Le seuil exact était différent pour chaque apnéiste, et pour Eric c'était entre trente-cinq et trente-six mètres, un point de non-retour, en quelque sorte. Le passer provoquait toujours une griserie bizarre, l'impression de pénétrer la frontière d'un univers interdit qui ne se serait révélé qu'à lui. A trente-cinq mètres, presque à chaque fois, il éprouvait une bouffée de mélancolie à l'idée de devoir remonter. Cinquante mètres. Ses équipiers, au moment où il les dépassait, lui adressaient des signes discrets d'encouragement auxquels Eric se gardait de répondre, proscrivant tout mouvement et se laissant haler par la gueuse, comme un poids mort. Malgré l'habitude, la pression de l'eau lui comprimait la poitrine et les tympans, son masque commençait à plaquer douloureusement sur son visage.


Il était à mi-chemin. Plusieurs cameramen filmaient sa descente. Leurs projecteurs éclairaient l'eau d'un halo fantomatique où venaient se perdre des bancs de minuscules poissons. Certains avaient des reflets bleu saphir dignes de leurs cousins des mers chaudes.

Quatre-vingt-dix mètres. De légers picotements, au bout des mains et des pieds, lui indiquèrent le début du blood-shift, l'irrigation des extrémités diminuant de façon drastique pour donner la priorité aux organes nobles, le cœur, le cerveau et le rein. Processus réflexe d'adaptation, comme le ralentissement de la fréquence cardiaque qui pouvait tomber chez certains à moins de trente battements par minute. Tout allait bien. En vue des cent-vingt mètres, Eric se sentit gagné par une légère sensation d'euphorie. Il ne ressentait aucun malaise, aucune gêne thoracique en dehors de celle, naturelle, provoquée par la pression de l'eau. Dessous. Il n'y avait aucun endroit au monde où il se sente aussi bien, aussi libre. Dessous, c'était son univers, son refuge, il voulait que n'y pénètrent aucune pensée négative, aucun des tourments qui habitaient les terres aériennes, là-haut. Le choc de la gueuse qui s'arrêtait brutalement le surprit, et il lui fallut une demi-seconde pour comprendre qu'il était arrivé. Cent-vingt-huit mètres. En face de lui, il distinguait à travers son masque le visage hilare de Raphaël, les deux pouces levés en signe de victoire. Presque déconcerté, Eric lui adressa un minuscule signe de tête, puis il empoigna le filin et entama la remontée. Si loin dans les profondeurs du lac, la surface était invisible.


Il progressait vite, d'un mouvement alternant des bras et des jambes parfaitement calculé et efficace, excluant toute déperdition d'énergie. Ses mains le brûlaient. Blood-shift un peu plus intense que d'habitude, peut-être. Dans le fond jusqu'ici, même à l'entraînement, jamais il n'était descendu aussi bas.


Jamais aucun homme, dans cette épreuve, n'était descendu aussi bas. Il était champion du monde.


Le plus dur était fait. Pour valider son record, il ne lui restait qu'à remonter, à effectuer dans l'ordre, face aux juges, le protocole de surface. Enlever son masque, faire le signe OK, puis énoncer distinctement qu'il allait bien. Tu parles, qu'il allait bien. On ne pouvait mieux, même. Il atteignait déjà le marquage des cinquante mètres, et saisi d'une nouvelle bouffée d'excitation, au passage il gratifia son partenaire d'un petit salut joyeux. Il ne vit pas le signe interrogateur et inquiet que celui-ci lui adressait aussitôt en retour. Il était déjà passé. Il était invincible. Quarante mètres, trente.


A vingt mètres, il remarqua enfin la manière dont le plongeur de sécurité gesticulait pour attirer son attention. Un problème ? Bien sûr que non, il n'y avait aucun problème. Jamais il ne s'était senti aussi bien. Dans le fond, il se demandait même pourquoi il remontait. Il lui semblait qu'il aurait pu rester dessous encore très longtemps. L'idée le fit sourire, et il lâcha un peu d'air, les fines bulles échappées de sa bouche filant vers la surface en lui chatouillant la peau. Immédiatement, le plongeur quitta la distance de sécurité pour palmer vers lui en catastrophe. Eric eut un geste de dénégation, cessa tout mouvement ascendant pour tenter de reculer hors de sa portée. Il ne fallait pas que cet imbécile le touche. Personne ne devait le toucher avant qu'il ait émergé et effectué entièrement son protocole de sécurité, sous peine de disqualification.


D'un coup de palme, violent et désordonné, il échappa au plongeur, s'apercevant seulement à ce moment-là qu'il le voyait en noir et blanc. Un signal d'alerte s'alluma enfin, quelque part dans les profondeurs de son cerveau. La perte de la vision des couleurs était un des premiers signes annonciateurs de syncope, tous les apnéistes savaient cela.


Mais ça ne pouvait pas. Pas maintenant, pas si près de la surface et du titre.


Dans un sursaut de refus rageur, Eric tendit la main vers le filin, vaguement conscient que sa vision périphérique se réduisait à son tour et que l'environnement devenait flou. Ses doigts se refermèrent sur le vide, puis ses yeux se révulsèrent brutalement, tandis que sa tête partait en arrière, comme dans un dernier mouvement réflexe pour chercher l'air dont il était privé depuis trop longtemps.


Alors ses lèvres s'entrouvrirent, et il inspira.


Dessous Catherine Rolland

Un été jaune carré.




Il faut toujours conserver quelques surprises, quelques tours de passe-passe, quelques envies et ouverture. Ne pas connaitre l’écriture ni les romans, s’aventurer au-delà des profondeurs et plonger, s’attaquer aux inconnus, pénétrer de pleine palme dans les mots.

C’est ce qui m’est arrivée avec Catherine Rolland. De cette auteure je ne connaissais que le nom, une couverture de livre qui me revenait en tête. Et comme dans tout partage, une écrivaine nous a mis en relation. La magie a opéré et le carré jaune a ouvert ses portes. Il faut des fois accepter de ne pas connaître, d’oser s’aventurer sur d’autres flots, briser les vagues et se laisser porter par l’eau.


Bienvenue Catherine et au plaisir de vous lire dans vos mots.

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