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Photo du rédacteurSabine

Camille de Toledo - Thésée, sa vie nouvelle



« il faut nettoyer les eaux noires du temps, guérir les morts si une telle chose peut être ; revenir sur ce temps où tout naît, passer de l’autre côté de vos promesses, percer les décors dans lesquels vous avez été élevés ; ces décors que la mort a troués en me laissant au milieu de vos ruines... »

Il est des livres comme il est de la vie : naissance et mort. On entre avec cette impression de déterrer les cadavres, d’entrer dans un labyrinthe et de ne pas en voir la sortie tant le fil d’Ariane est mince, fragile, tant l’espace concédé à la vie est infime, la présence des morts, des fantômes, tant le vertige, la charge de celui qui reste, semblent insurmontable, immense, une quête pour sa survie, le poids de ceux qui ont vécu, vaincu.

Thésée, sa vie nouvelle. Comment résumer ce qui est irracontable, ce qui appartient à un homme, le survivant, celui qui reste, celui qui vit, avec toute la charge que cela induit. L’orphelin, le sans frère, le sans père et mère. Celui qui survit.

La corde et la plaie. La mort et la vie.

Partir, fuir. Fuir vers la ville de l’Est. Fuir la mort, fuir le passé, fuir ce que l’on croit pouvoir oublier, effacer. Cécité de la mort. Mais le passé s’accroche, revient, n’oublie pas le présent. Il déterre la vérité, une vérité, ouvre les cartons, dénoue les nœuds, modifie les regards enterrés, nettoie les eaux noires du temps. Le passé met à jour les dates, les souvenirs, les correspondances et liens, donne signification aux maux, à la douleur, entretien le désordre, les textes sacrés. Il hante.

Tel un texte, un kaddish.

Un mythe.

« J’aimerai juste réussir à revivre en coupant ces liens qui me tirent vers la terre. »

On a beau vouloir couper le lien, éteindre les brûlures suintantes, ce fil qui nous mène vers les tréfonds de l’âme, déterre ce qu’on ne veut pas déterrer. On a beau crier sa douleur, noircir des pages pour endiguer le flot de ceux qui nous montrent un chemin, déterrent les cadavres, le seul terrain qui nous reste est celui que l’on décide d’ouvrir, de défricher, comprendre. Les sédiments, la fragilité, le chagrin et la tristesse, les secrets, les silences.

Déterrer et construire, se construire sur les archives, traverser sa nuit, traverser son pays, entreprendre l’histoire générationnelle, le mythe des bâtisseurs violents et secrets, le corps fracturé, criant à l’aide, la mémoire douloureuse de ce puzzle éparpillé. Miroir du vide qui nous entraine, nous poursuit, nous sommet d’ouvrir ces cartons, de faire face aux photographies découvertes, des photos retraçant l’histoire familiale, parlant de ceux qui ne sont plus là, sont partis, morts comme la mort fauche la vie.

« qui commet le meurtre d’un homme qui se tue ? et celui qui survit, c’est pour raconter quelle histoire ?»

Thésée, sa vie nouvelle de Camille de Toledo pourrait être un livre noir, un livre où on en ressort jamais, où le labyrinthe, le dédale des mots, la poésie, l’écriture nous mène vers le plus profond des lieux, vers le point de non retour.


Il n’en est rien.


La mélopée scandée, l’émotion bouleversante jaillissent, virent à la révolte et aux besoins de comprendre, d’avancer dans sa quête, de poursuivre une marche entamée. Avancer vers ceux que nous déterrons, vers ceux qui quoique nous fassions pour les oublier, occulter leurs présence, sont nos tuteurs, ceux qui nous maintiennent en vie, ceux qui ne nous lâchent pas et ceux vers qui nous revenons.


Le flot continue de la mémoire, éternelle survivante, éternelle survivance, dédale de nos émotions, fil rouge de notre vie.

Un livre récit, recueil, roman, mémoire dont on en sort avec un coup de poing, une claque, impressionnant de maitrise, du fil du temps, du fil d’une quête, de celui qui reste. Un grand, très grand texte. Le genre d'écrit qui entaille, laisse en bouche cette envie de bouleversements puissants, dessine une obscurité lumineuse et fait dire que seul le silence parviendra à mettre des mots.

« je comprends que l'existence à partir de là sera coupée en deux »

Puissant, fort, doux, poétique, prégnant, bouleversant.


Et pour la beauté de ce passage qui m’a cisaillée d’émotions et de larmes.

« …il retrouve les photographies autour de son lit, ne prend plus soin de les ranger ; tout tombe, il pense, mais la matière, elle patiente : les arbres savent attendre, comme les pierres, les lacs et les rivières et les photographies ; tandis que nous, nous sommes si pressés ; nous infligeons à nos corps la pulsation malade de nos aspirations ; et lui il voudrait guérir ; en moderne, comme son frère Jérôme qui était si impatient ; il aimerait qu’il y ait un docteur, une drogue, pour le relever ; mais la vie est une matière qui sait, que nous aimerions déchiffrer, et à laquelle, malgré tous nos appareils, nous ne comprenons rien : la matière impose ses heures, le temps des blessures, et nous, nous voudrions que la roche parle, que la peau cicatrise ; nous sommes comme les arbres qui tremblent sous les orages ; pour l’heure, dans sa chute, il se dit qu’il faut accepter ce temps de la matière ; le temps du corps qui tombe, des photographies qui rappellent le passé ; que peut-il faire d’autre que ça, faire face aux preuves, tenter de voir si les images relancent en lui une vie et en attendant, faire semblant d’exister ? »



Thésée, sa vie nouvelle

Camille de Toledo

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