Mon garçon,
Une vie, ça se résume en quelques lignes. Quelques lignes pour quelques histoires, quelques choix, quelques frissons, quelques virages. Ou quelques âges – qui s’emboîtent à la perfection, comme des poupées russes, pour raconter nos virages, nos frissons, nos choix, nos histoires.
Je suis ce gamin de 30 ans presque chauve, au métier très sérieux, aux sous-pulls noirs et aux cernes grises, qui préfère la solitude à la distraction, les voyages intérieurs au long séjours à l’autre bout du monde, se lever tôt à se coucher tard, un garçon de 30 ans qui vit depuis 4 ans dans une ville où il ne connait personne, dort seul, mange seul une semaine sur deux, mais qui, l’autre semaine, perd lamentablement au bras de fer contre un enfant de 5 ans et demi (oui, oui, je parle de toi), après une assiette de coquillettes trop cuites et des Magnum almonds.
Je suis aussi ce garçon de 25 ans qui, pendant une nuit d’été prise en sandwich par un orage, devient le père d’un bébé de trois kilos et neuf cent cinquante grammes, un bébé qui va ouvrir son cœur en grand, un garçon de 25 ans qui n’a pas envie que la nuit se termine, veut épouser ta mère, veut épouser la lune, le soleil et le monde, n’a pas envie de trouver un travail sérieux (mais commence à comprendre qu’il n’aura pas vraiment le choix, parce qu’aucun éditeur ne veut de sa bédé), un garçon qui ne sait pas que son histoire d’amour se terminera dans moins d’un an, et que tu passeras la moitié de ton enfance loin de moi.
Je suis ce type de 20 ans qui vient de rater pour la troisième fois son permis de conduire et nourrir des rêves de grand prix à Angoulême, un type qui ne veut surtout pas avoir d’enfant, n’a pas envie de vieillir, a peur de finir seul, vieux garçon dévoré par ses chiens, mais voilà, il y a cette fille un peu maigre, un peu folle aussi, qui porte des collants noirs en plein été, et avec qui il entre en collision dans un supermarché, une fille délicieuse qui lui raconte entre deux Mojitos son unique expérience d'auto-stop en compagnie d'un ancien trader devenu éleveur d'escargots, une fille dont il semble aussi proche que, disons, les Curly et les choux de Bruxelles, bref, je suis ce garçon de 20 ans qui tombe amoureux de ta mère.
Je suis ce garçon de 15 ans qui aime regarder les oiseaux voler et les feuilles tomber, qui a le cœur pris par une fille qui n’en veut pas, ne supporte pas le moindre geste d’affectation de ses parents mais a, au fond, la dureté d’une crème anglaise, un garçon qui dessine beaucoup, tout le temps, un garçon qui s’est juré de ne jamais, ô grand jamais, choisir un métier sérieux.
Je suis ce garçon de 10 ans, en chemise à carreaux sur la photo de classe, qui hésite entre une carrière de pâtissier et de dessinateur de cartes Pokémon.
Je suis ce garçon de 5 ans qui préfère les tourniquets aux toboggans, se prend pour Spiderman et a peur des orages.
Je suis tous ces garçons et beaucoup d’autres, celui-ci, qui fait semblant d’aimer le vin et l’opéra, celui-là, qui perd sa voix sur du Céline Dion et boit du soda sur du fromage. Je suis ce garçon sage et mince, docile et entêté, humble et doux, un adulte dans un corps d’enfant, un enfant dans un corps d’adulte, un homme qui a été jeune, très jeune, trop jeune et pas assez, un solitaire qui aime les fosses des salles de concert, un rêveur qui travaille dans les assurances, un silencieux qui, à sa façon, participe aux curieux bruits du monde. Je suis ce garçon qui rit comme tout le monde, se révolte comme tout le monde, se trompe comme tout le monde, refuse comme tout le monde, cède comme tout le monde, un garçon qui aime les chemins tracés autant que les bas-côtés, les matinées de novembre autant que les soirées d’été.
Voilà, mon fils. Une vie, ça se résume à ça. Quelques petites victoires contre de petits ennemis. Quelles jolies défaites contre de terribles adversaires (elles ont beaux être jolies, hein, ça reste des défaites).
Je ne sais pas si tu pousseras droit, toi. Si la somme de tes victoires dépassera de loin celle de tes défaites. S’il y aura moins de tempêtes dans ta vie que de moments d’accalmie. Si, comme moi, des fantômes aux ailes de brouillard peupleront tes cauchemars.
Je ne sais pas si tu penseras à moi dans 5, 10, 20, 30 ans, longtemps après mon départ, quand tu trieras les pièces d’un puzzle, quand tu planteras des clous, quand tu lifteras une balle de ping-pong comme je te l’aurai appris. J’espère. Laisser des traces dans ta mémoire, ce sera ma grande victoire.
Voilà, mon garçon, je t’ai écrit du fond de ma mémoire. Pour laisser mes pattes de mouches dans ton tiroir. J’espère que reliras cette lettre dans 5, 10, 30 ans, de temps à autre. Pour te souvenir du genre de zigue que j’étais.
Je t’embrasse tendrement.
Dad
Lettre à
Arnaud Dudek
Un été jaune carré
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Excellente lettre, vraiment, bien construite, bien écrite. En 4mn on a l'impression de lire un roman. Bravo. D.
PS : au risque de paraître emm..., cerne est un n.m.