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Photo du rédacteurSabine

Arnaud Dudek - Bonne route


Elle se dit, en refermant la porte du réfrigérateur, elle se dit c’est fini, bien fini, les belles promenades fleuries aux flancs d’une colline ensoleillée. Son couple s’enlise depuis un moment déjà dans une vallée terne, humide, laquée par le vent frais du quotidien. Et ça ne sifflote même plus ; ça garde de bien mauvais silences. La pluie va arriver, c’est certain, sur ce couple il va bientôt tomber des cordes, et l’un des deux les nouera autour de sa taille, et l’un des deux s’échappera ; ou les deux, qui sait.


Elle se dit, en déballant un rocher noisettes et chocolat au lait, son deuxième de la soirée, cinq cent soixante-treize calories pour cent grammes soit cinq grammes de protéines, cinquante-cinq de glucides et trente-sept de lipides, elle se dit que la pluie peut aussi tout nettoyer, tout effacer, laisser à la place à un flamboyant nouveau début. Mais – troisième rocher, écœurant et réconfortant comme les deux précédents, chocolat sur les lèvres, sur la pulpe des doigts, sur la manche du pyjama – elle n’y croit plus vraiment.


Elle se dit, en jetant les emballages des rocher à la poubelle, dans cinq heures c’est déjà le réveil qui pique les paupières, le jus d’orange premier prix, les miettes de biscotte sur le carrelage gris de la cuisine, les Debout jetés comme des grenades dans la chambre des enfants, les crêpes au chocolat devant le téléviseur, ces lapins, ces chevaux, ces justiciers qui parlent beaucoup trop fort, ce Qui dépose les gosses ? qui résonne dans le couloir comme un Qui se jette sur les ennemis avec sa baïonnette en plastique ? Après la baïonnette, il faudra franchir la longue journée de travail. Après la baïonnette, il faudra s’attaquer aux devoirs, décilitres, centilitres, hectolitres, l’âge du bronze ou celui du fer. Le soir, s’endormir à vingt-deux heures devant des gens qui cherchent un appartement, voilà, même plus envie du corps de l’autre, l’impression d’être devenu un directeur de parc d’attraction sujet au vertige, l’impression de ne vivre que des jours sans, des semaines ou des mois sans – sans soleil, sans vertige, sans horizon, ça mériterait presque un quatrième rocher, tiens, un praliné.


Elle se dit, devant le miroir de la salle de bain maculé de traces de doigts et de dentifrice, tandis qu’elle dépose une noisette de crème de nuit hydrante sur la pulpe de son index, une crème anti-âge aux pépins de courge et beurre de coco, elle se dit il faudrait tenter quelque chose. Mais quoi ? En culotte noire, une culotte que deux cents lavages à trente degrés ont rendu un peu grise, elle rejoint le bureau. Allume l’ordinateur portable. Se promène sur des blogs féminins, à la recherche d’une idée, d’une bouée, d’un canot de sauvetage. Tombe sur un article consacré à un site qui fait fureur. Ravivez la flamme avant d’avoir la flemme, lit-elle. Tirez des défis au sort. Tu te déshabilles, je te dessine. Je te fais sept compliments. Tu prépares mon dessert préféré Ce soir je te masse les pieds et demain soir tu m’embrasses avec la langue... C’est pour nous, ça, se dit Hortense. Alors elle clique sur couplesromantiques.com. Scrolle. Esquisse plus de deux sourires.



*/*

D’abord, explique-t-elle à Bertrand, qui ressemble à un marin russe rempli de vodka à qui on tente d’enseigner les règles de la belote, il faut imprimer les défis. Tu peux rajouter du papier ? Merci. Ensuite, poursuit Hortense, on découpe en suivant les pointillés. Tu t’en occupes. Attends, ajoute Hortense en tendant une paire de ciseaux à Bertrand – pour couper à cœur on n’a pas besoin d’une machette, Vladimir –, faut faire ça proprement, ne déchire pas, voilà. Enfin, tu plies les papiers. J’en fais quoi, après ? demande Bertrand. Attends, réfléchit Hortense, on pourrait, oui on devrait. Je sais, s’exclame-t-elle après s’être gratté les sourcils, l’ancien bocal du poisson.


Ils se sont connus à la fin du lycée. Hortense la bonne élève, cheveux soyeux, jupe longue. Bertrand le rebelle, tignasse grasse, perfecto. Ils se sont ignorés, splendidement ignorés jusqu’au voyage en Bavière : leurs bandes d’amis respectives ont fusionné dans une taverne, alors ils se sont retrouvés côte-à-côte, ont trinqué, puis chaviré. Durant sept années, il y a eu cet équilibre un peu insensé mais très rationnel, quasiment allemand, la faute, sans doute, à cette naissance amoureuse en Bavière, Hortense dingue de Bertrand, Bertrand dingue d’Hortense, mais une folie lucide, une folie qui va jusqu’à dessiner une route semée d’enfants. Il fait doux avec toi, murmurait-elle. Lui n’était pas aussi loquace, mais quand il lui prenait la main, même quand il faisait gris on aurait juré qu’il faisait bleu. Après ce septennat, ils ont partagé leur aube avec un bébé, et quelques miettes de ritournelles – pas trop de changements à ce stade, juste des yeux un peu plus cernés. Un mandat présidentiel américain plus tard, un second bébé s’est glissé dans l’aube – beaucoup moins évident, à partir de ce moment-là, de minauder puis de lancer d’une voix forte un Allez, on va improviser, surtout que le père de Bertrand tomba malade, cancer de la vessie, ensuite ce fut le tour de sa mère, opération de hanche, pas question de leur confier les enfants, et puis des problèmes domestiques, une maison qui n’en finit pas de ne pas se construire, six mois de mails, de lettres recommandées avec demande d’avis de réception, du gracieux puis du contentieux, l’amour esquinté comme un joli pull en laine lavé trop chaud, et qui est feutré, et qui méchamment a rétréci...


Tout ce chemin pas droit, pas droit du tout, même, jusqu’aux défis de couplesromantiques.com. Jusqu’aux rectangles de papier découpés en suivant les pointillés. Pour arrêter de se crisper sur une vie d’adultes dont on ne nous a jamais, enfants, expliqué la complexité et l’âpreté – si on nous apprenait l’existence des factures et des mouchoirs qui s’émiettent dans le lave-linge, on refuserait tout bonnement de devenir grands –, les voilà qui mettent des bouts de papier dans un aquarium.


Il pleut dehors, une petite pluie fine et froide. Sous la fenêtre du salon, un jeune homme écoute du rap sur son téléphone portable. Les enfants sont chez les parents d’Hortense, pour une semaine – vacances de la Toussaint. Bertrand regarde Hortense Qui regarde l’aquarium, et les six bouts de papier qui y nagent. On commence ? demande-t-elle. Sans attendre davantage, même s’il a envie d’allumer une cigarette et de la fumée toute entière, Bertrand remonte la manche droite de son pull camionneur. Il ressentira de la fierté en menant efficacement cette opération de retrait du morceau de papier, de dépliage du dit morceau, puis de lecture à haute et intelligible voix du premier défi de la semaine. Bon, dit-elle en lui arrachant des mains le morceau de papier, celui-là il est pour moi.


*/*

Elle se recoiffera dans le rétroviseur, puis s’approchera des vitres opaques de la porte d’entrée. Bonjour Madame, lancera le réceptionniste, un petit homme replet et dégarni. Elle lui sourira, le plus largement qu’elle pourra, malgré le poids du sac isotherme qui lui scie l’épaule droite – une bouteille de champagne rosé, six tranches de saumon fumé écossais plus deux gratuites, tarama, pain de mie tranché, houmous, tomates cerises, gressins, deux tartelettes au citron, mais aussi des pétales de roses, et un album photo.


Elle répandra les pétales sur le lit, et dans l’entrée. Mettra le champagne au frais. Elle lui donnera rendez-vous sur le parking du Carrefour, à dix-neuf heures précises. Elle lui bandera les yeux à l’aide d’un torchon de vaisselle.


Dans la chambre de l’appart hôtel, leur château d’un soir, elle lui offrira l’album, qu’il aura du mal à tenir. Il s’extraira un peu de lui en tournant les pages, rire plein et puissant puis rire d’enfant puis larmes rondes. La soirée sera aussi douce qu’un rêve dont on ne veut pas s’extraire.


Le lendemain, le réceptionniste leur souhaitera Bonne route. Il lancera ces deux mots comme une ligne. Merci, répondra ce couple qu’il admirera jusqu’à ce que les portes automatiques se referment, elle, sa jolie robe à fleurs, lui, son beau costume bleu nuit. Si ça se trouve, ces gentils amoureux ont braqué une banque, se dira aussi le réceptionniste. Bonne route – ils habitent à quatre kilomètres. Bonne route – dans une heure, deux enfants leur sauteront dessus. Bonne route, et mains en l’air, dira le soleil de ce matin-là.


Et le passage piéton, ce matin-là, ils le traverseront main dans la main. En courant.




Bonne route

Arnaud Dudek



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