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  • Photo du rédacteurSabine

Anonyme - La scierie





«  Ce n’est pas pour rien qu’on appelle la scierie le bagne. Sortir de là-dedans, c‘est une référence. Le gars qui a tenu le coup là-dedans le tiendra partout, il porte la couronne des increvables. Mais cette couronne, il faut la gagne, il faut la payer, et elle se paye cher. »

Il ne faut pas se faire d’illusion, ici ça sue, ça sent les biceps et les pectoraux, la sciure de peupliers et de sapins qui rentre dans les narines et s’éparpille dans les poumons. Ça rogne, ça cogne, ça cloue, ça râle, ça gueule. Pas de place pour les faibles et les fainéants.

C’est qu’il faut en avaler des couleuvres pour venir bosser ici, dans ce coin perdu du Loir et Cher, près du majestueux et royal Chambord. Une scierie. Comme une usine. Comme la chaine qui nous pend au nez, celle qui relie la scie à l’homme, qui l’oblige à s’arque-bouter et suivre précisément la ligne, ne pas dévier de peur de perdre un ongle, un doigt, pire un bras ou un corps. Le rendement avale, le bois ne traine pas sur les tas. Une planche, une autre et encore celle là. Mécaniquement. Sans pause. Dans le froid le plus strict, les gelées les plus blanches, les fenêtres et portes grandes ouvertes pour ne pas laisser la sciure trainer dans le hangar. Ouvert aux quatre vents, ouvert aux quatre étés. On n’y voit rien d’autres que du bois et des planches, des clous et des scies qui tranchent.


« Cette vision de la rencontre de la lame et du bois, je ne l'oublierai jamais. Elle est d'un intérêt toujours renouvelé. Cette rencontre s'appelle l'attaque. Dans une scierie, tout le monde regarde l'attaque, le profane comme le vieux scieur qui, le front plissé, souffre avec sa scie, comme l'affûteur qui devine, rien qu'au bruit, si la lame coupe ou non. »

Le Patron, c’est lui qui commande. C’est lui le boss. Un point c’est tout. Tu n’es pas content, tu prends ton vélo et tu rentres chez toi. Adieu et bon vent. Qu’importe les conditions de travail et d’hygiène, ce qui compte c’est le rendement, le tas à la fin du jour, de la semaine, du mois. Derrière lui, il y a les hommes. Des contremaitres qui sont des fiers à bras, des anciens salariés qui ont oublié d’où ils venaient et en font baver aux petits nouveaux, aux fragiles et aux derniers. 

Alors pour ne pas être embêté, tu scies, tu cloues, tu abats, tu tronçonnes. Sans demander ton reste.


« Tout ça me fait penser à un champ de bataille du douzième siècle. Ça devait faire le même bruit, ça devait être la même activité. Cette ambiance de bagarre est réelle. On a l'impression que l'équipe veut exterminer le bois, le hacher, le bouffer. Ici, on ne pose pas, on jette, on lance. Le moindre objet qui embarrasse est projeté n’importe où, au loin, à toute volée. Ici, on ne se dérange pas pour pisser, on pisse où on est : le griffeurs sur leur chariot, le scieur à sa place, etc. Pas de temps à perdre. Jamais on ne s’arrête, car il faut fournir. »


Tu travailles comme un esclave, le labeur est ton maitre étalon. Mais tu t’en moques. Tu cloues et tu scies. Tu as un travail et une paie à la fin du mois, celle qui permet de faire un peu plus d’opulence, de mettre du pain dans la soupe, de croire que tu es enfin quelqu’un. Surtout quand tu n’as que 18-20 ans et que tu envoies les vieux de la vieille au fond du hangar, leur piquant leur boulot parce que tu es jeune et que tu as plus de rendement. Tu abats comme un seul homme en colère sait le faire. La hargne, la haine, tu envoies du lourd, de la sueur et des doigts en moins. Qu’importe, tu envoies. Pas le temps de réfléchir, tu n’es pas fait pour cela de toute façon, toi le fils de bourgeois qui a loupé son bac et qui attend la circonscription militaire, son  ordre de passage. Tu abats, tu envoies, la haine et la colère en compagnon de travail. Qu’il soit 5 heures du matin ou 19 heures le soir, tu y vas. Tu ne te laisses pas le choix, la scierie t’y engage fortement. 12 à 15 heures par jour, entre 70 et 90 kg sur le dos et le gras du midi autour du poêle pas toujours allumé. La seule ivresse que tu connais, est celle des collègues qui dépassent, des fois, leur fatigue et leur colère, les corps harassés, brisés, se mettent à croire en une solidarité. Qu’importe la pénibilité, les hommes gueulent au plus fort et au plus costaud. Jalousie et rancœur, privilèges et lâchetés humaines. 


Et pourtant.


« Voilà l'ambiance de la scierie. Des hommes rudes, de vrais hommes. Quand un de ces hommes dit: " je tiens", il tient, on peut y aller, ce ne sont pas des types à chier dans leur froc à la dernière minute. Ils ont tous l'air méchant, mais sous cette enveloppe, se cachent des cœurs qui rendent hommage au mérite et au courage. Eux seuls connaissent la valeur de l'effort, parce qu'ils sont habitués à souffrir. Ils ne savent pas tous lire, mais ils sont courageux, costauds, décidés. Ce sont des forts. »


Pourtant derrière cette misère humaine, cette lame qui scie les planches et les doigts, plastronne les poitrines, ne laisse que pour souvenir du sang, de la sueur et corps brisés, se dégage une beauté noire, humaine, solidaire. La scie, bruyant instrument de torture comme un rappel à la vie, celle qui n’est qu’à une portée de ligne, de lame, de superflu devient reflet, chant d’ouvriers. Le métal durcit les âmes, les lames jouent sur les portées sauvages et rugueuses, âpres. L’abêtissement de l’âme comme  poème à la douleur au travail, à sa résistance et son courage. 



Un livre comme un brûlot, une force de vie et de mort, un poème où le sang coule sans laisser le temps de croire aux survivants. La beauté sidérante de l’ouvrier qui n’a pas d’autres choix que de crever au bout de cette lame qui brille, celle qui cadence son rendement, fait monter sa hargne et sa colère, donne corps à l’amertume de sa vie. Un livre d’un auteur qui est resté anonyme comme rend anonyme, le travail, l’abêtissement, l’anéantissement et la morsure du temps. Un récit des années 50 qui n’a jamais aussi bien mis au jour, la puissance sidérante du monde ouvrier, de sa condition et de sa survie. Un livre comme une dignité rendue, une sensible composition acharnée à croire en ce qui sauve, à la survie.

Dur, éprouvant, âpre et beau, une beauté noire. Noire comme une forêt, comme peut l’être le cœur des hommes désabusés.

« J'écris parce que je crois que j'ai quelque chose à dire »

La scierie Récit Anonyme, Editions l'age d'Homme - 1975 Editions Hors Limite - 2013

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