Sabine,
Au départ je pensais que ma seule difficulté serait de choisir un visage, un nom, dans le trombinoscope de mes absents. Aujourd’hui, comme hier, et comme la veille, je suis restée étendue, c’était un jour parfait pour écrire cette « lettre à » que tu m’as demandée, et je n’y arrivais pas. Cela soudain m’est apparu : personne ne me manque. Il faut que je te le confie, pour la première fois, les êtres auprès de qui je suis sont ceux dont j’ai besoin. Je n’ai pas de mots pour eux. Je tends une main et j’en touche un, je pose la deuxième sur mon ventre et je touche l’autre. Je n’ai rien à leur écrire ; tu me trouves au cœur d’un été rond et sauvage comme une île.
Tu sais, cela te fera plaisir je crois, j’ai terminé un roman en juin, je l’ai donné à mon éditrice avant de partir, sûrement je savais que je ne m’exprimerais plus pendant les prochaines semaines que sous l’eau, le soleil, les draps, par râles, par rires, par soupirs. Sûrement, je sentais que je commençais à dire un mot pour un autre, que mes phrases se termineraient bientôt avant la fin. Mon souffle se fait court, il paraît que mes poumons raccourcissent. Je n’ai pas honte de te le dire, je n’arrive plus à prendre un café en terrasse entre amis, et pourtant dieu sait que j’y ai rêvé cet hiver ; ce n’est pas le fait de boire c’est l’idée de parler, donner des nouvelles, discuter. Je ne sais plus, je ne peux que boire mon café dans les bras du fauteuil gris, boire seulement c’est-à-dire avaler, goûter la chaleur dans la gorge, dans mes mains, la faire sentir à la peau tendue de mon ventre, espérer un mouvement en réponse, en dessous. Je mène une vie de graine, une vie de plante tout au plus, occupée seulement à croître, dans la lenteur de l’eau, du coton, de la lumière. J’ai passé le moment où l’on me félicitait pour ma vivacité pour ma grande forme dans mon état, je suis dans un autre temps, je suis endormie sans m’assoupir, les habits ne me vont plus, je vis allongée, je vis lovée, contre la fourrure de mon chat, contre mon amour, contre la peau des pierres chaudes du bord de la rivière, assez lisses pour pouvoir m’y déposer sans crainte, sans ressource. Je ne sais plus me relever par moi-même, chaque fois que je m’étends c’est un peu trop brusquement, et quand je veux me redresser il faut que je m’agrippe, alors souvent je reste et j’attends. Je suis le crocodile qui a mangé la pendule. J’attends dans l’eau amazonite, j’attends ventre en l’air vers le ciel, bercée par les courants, je suis momentanément rassasiée par les repas mais cela par bonheur ne dure pas, je me replonge aussitôt dans l’attente délicieuse, non je ne pourrais pas aller au cinéma, je n’ai pas le temps pour ça.
C’est mieux que le désir d’un homme, tout se passe sans urgence. Je laisse tomber beaucoup de choses que je ne ramasse pas, parfois du linge me glisse des bras entre la machine et l’étendoir et je n’y reviens pas, tant pis, je n’ai plus de temps à accorder à ce que je ne peux retenir, je fais désormais confiance à ce qui part. Ne m’intéresse que ce qui est déjà là, à ma hauteur, j’ai cessé de me pencher, renoncé à faire les choses pliées ; on ne me rencontre plus ratatinée, ratiboisée. Je suis protubérante. Je ne crains pas le poids de mon corps, j’aime devenir lourde et ralentie, entravée par l’excès de ma présence. Je regarde davantage les femmes âgées dans la rue, je sais que comme moi elles comptent les efforts, les marches, le temps. Elles m’observent longuement elles aussi, souvent elles me sourient, ce sont presque toujours elles qui me cèdent leur place dans les transports, ce sont celles qui s’écartent pour me laisser passer plus vite, à la caisse. Je m’explique leur intérêt par ce point commun : nos corps sont dépassés par leurs évènements. Mais peut-être ne suis-je pour certaines que la silhouette d’une période chérie où elles ont été glorifiées avant d’être asservies ?
L’été camoufle mes désistements, c’est la saison où tout le monde est occupé, de ci de là, en mouvement, on perd un peu de vu les emplois du temps, on pose le téléphone, on laisse filer les gens, jusqu’en septembre. Mais parfois, quand je décommande, quand je disparais, j’ai peur que mes amies m’oublient, j’ai envie de les supplier de m’attendre : vous serez là, n’est-ce pas, à la fin, au début, cet automne quand le ventre sera vide, quand j’aurai le cœur trop plein quand j’aurai tant besoin de vos mots, d’un café loin de ma chambre parce que je serai, à nouveau, dans cet état de désert que j’ai quitté un jour, je ne sais plus comment ? Je l’ai lu, je l’ai vu, je ne suis pas bête, on revient de cet écart, je sais que l’on finit par trébucher sur ce qu’on avait abandonné.
En attendant, je chérie la fatigue qui m’incombe, qui m’empêche de répondre. Je reste au lit, je reste nue. Je ne suis plus disponible qu’aux tremblements sous ma peau, je n’ai rien à raconter.
Je t’embrasse Sabine, j’espère vraiment te rencontrer, après,
Anna
( A lire avec dans ses oreilles : https://www.youtube.com/watch?v=JP3F6ilqR8Q )
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Lettre à
Anna Zerbib
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