Ta lettre est arrivée avec le printemps.
Je ne sais pas quand la mienne parviendra jusqu’à toi, si je me décide à l’envoyer. Il est possible qu’elle attende sagement la fin du confinement, enregistrée dans le dossier des brouillons de ma boite mail, et que je finisse par la supprimer, comme d’autres textes avant elle. Il est probable qu’elle ne sorte jamais d’ici, et que je me résolve à la poser dans mon tiroir avec d’autres lettres, les boîtes de photos au papier granuleux, les carnets… Posée sur le dessus de la pile, la grenouille en origami que tu m’avais faite, qui ne sort jamais de son tiroir, veille.
Si cette lettre ne part pas, alors, pourquoi te l’écrire ?
La tienne n’appelait pas forcément de réponse. C’est toi qui répondais à ma question. J’écris « ta lettre », même si c’est une formule ; deux phrases tapées sur un écran. Mais certains de tes messages me font l’effet de lettres. Ils demandent du temps pour que je les lise. De la disponibilité, de l’attente. Ils sont différents de ces échanges instantanés, rapides et éphémères auxquels nous sommes habitués.
Sur le moment, je n’ai pas su quoi répondre, alors j’ai laissé. Mais les jours ont filé dans ce temps étrange de confinement. Bientôt, peut-être, la fin de notre isolement.
Je pourrais simplement attendre qu’on se revoie. Mais quand, et comment ? Encore une question sans réponse, comme toutes les autres depuis deux mois… Vertigineuse pensée que celle d’imaginer notre prochaine rencontre, si loin l’un de l’autre. Je ne suis pas tactile, hormis avec ma famille, mais se l’imposer ou se le voir imposer, même par absolue nécessité, ça fait une grosse différence.
J’ai la chance de vivre ce confinement près des miens, et au jardin. Les jours sans soleil auront été rares. J’écris cette lettre à ma table de travail de plein air ; à côté de moi le massif démesuré des arums résonne d’un bourdonnement continu, ça pollinise, par ici…
Je suis bien, à t’écrire, là, au soleil. Prétendre le contraire serait faux, et surtout un peu honteux. Au moins autant que te l’affirmer droit dans les yeux serait malhonnête.
Je t’écris de ma maison, mais je m’imagine ailleurs.
Attablée à la terrasse de La Promenade, j’ai ton message sous les yeux. Cet endroit m’est si familier que je sais que j’y serais bien pour t’écrire. De là où je où suis, j’aperçois la pointe de Granville. La coque du petit bateau de pêche, posée sur le côté du restaurant, indétrônable, a été repeinte. Ce bleu marine un peu criard, c’est un aimant à touristes. Elle me barre un peu la vue, mais l’avoir dans mon champ de vision me réjouit ; c’est comme retrouver une vieille connaissance. Pour un peu, j’irais bien la saluer…
À cette heure-ci, le soleil s’apprête à passer derrière les falaises de Carolles. J’ai encore quelques minutes pour profiter de sa chaleur dans mon dos. D’habitude, je préfère lui faire face. J’ai toujours été plus attirée par la solitude sauvage de la côte vers Carolles que par l’agitation chic de Saint-Pair et de Granville. Dans les terres, la Vallée des peintres dans laquelle je m’enfonce, et de l’autre côté, au bout du monde, la cabane Vauban et son œil sur le Mont.
Aujourd’hui, la place en face de moi est libre. La plus belle vue, je la partage avec une chaise vide. Mais ce n’est pas grave, puisque tu m’as répondu.
« Si tu m’emmènes, je viendrai. »
Je ne sais pas quoi commander. Ce n’est plus l’heure matinale du café, que je préfère de toute façon prendre sur la plage, thermos et tasse apportées de la maison, calées dans le sable. Il faudra penser à mettre une deuxième tasse dans mon panier à pique-nique.
Un demi ? Ou peut-être un amaretto. L’endroit est chic, après tout. L’intérieur du restaurant est tellement hors du temps, j’ai hâte que tu aperçoives la patronne et le chat roux qui promène son flegme au milieu du mobilier des années trente. Plus tard, il se couchera derrière la vitre de la devanture. Je crois que guetter les mouettes qui attendent derrière les cuisines du restaurant l’épuise…
Cette année, je me suis fait surprendre par le printemps. Peut-être parce que j’ai eu plus de temps pour observer tout ce qu’il modifiait ici, juste sous mes yeux.
Je suis assise à ma place, à cette terrasse, chez moi. J’observe les allers et venues des tourterelles, j’entends le bourdonnement des abeilles qui commencent leur travail. Je m’étonne de la taille des arums blancs, qui sont de plus en plus énormes d’année en année. Le rosier de Gabrielle, planté à sa naissance, semble grandir à la même pulsation qu’elle. C’est surprenant et beau à regarder.
L’inédit de la situation a frappé fort à la porte des émotions. Sa gravité, les idées sombres et les points d’interrogation que l’on se force à repousser, le quotidien chamboulé et qui, s’il est loin d’être désagréable à vivre, ici, me demande des efforts. Les chagrins et les deuils, muselés par la distance et cette étrange distanciation des corps. Après, il faudra faire avec. Avec toi aussi.
Mais tu m’as écrit. Trois fois rien. Six mots sur un écran, le tintement d’une notification. Ta réponse à une question vieille de plusieurs mois, peut-être des années. Je ne sais plus. J’ai oublié, parce que ton absence de réponse à l’époque m’avait dicté de le faire, comme un réflexe de survie pour étouffer ma déception.
« Si tu m’emmènes, je viendrai. »
Ta lettre est arrivée avec le printemps. J’écris la mienne sur une terrasse en listant dans ma tête tous les endroits que je ne dois pas oublier de te montrer, quand tu viendras. Je te remercie de m’avoir offert cet espace de liberté, là, maintenant.
Je t’emmènerai, c’est promis.
Lettre à
Amélie Muller
Librairie Récréalivres (Le Mans)
Thomas Vinau - Comme un lundi ( carnet de bord assis tout au bord du temps)
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