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Adeline Baldacchino - ce qu'il faut c'est la haute mer, carnet de bord (Épisode 6)

1er janvier


L’étrange soirée auprès de l’équipage philippin – karaoké dans l’entrepont, trop de musique et de cris, trop d’alcool et de bruit. J’ai joué le jeu un bon moment, puis j’ai fui sous un quelconque prétexte, promettant d’y retourner. Mais j’ai rejoint le silencieux gardien de la passerelle, et nos confuses nostalgies se mêlaient dans le noir à l’heure où l’aiguille de bord marqua le nouvel an.


J’ai fini Jankélévitch dans la foulée, bercée par une vague ivresse heureuse.


Au matin, je passe des heures à contempler le sillage du navire – le bosco martiniquais, moqueur, avec cette voix qui chante : « alors, on regarde vers l’arrière ? mais c’est devant, la vie ». Je file vers la proue : il a bien raison – j’étais lasse de regarder d’où je viens.


Un sentiment d’absurdité s’empare de moi quand je pense au roman : il me semble me réveiller d’un long sommeil drogué. Je veux pourtant aller jusqu’au bout du jeu pour en finir. Pour voir. Le travail seul libère de la mythologie de l’écrivain maudit.



2 janvier


Lâcher de ballon météorologique, au petit jour cette fois : il ira lui aussi, muni d’hélium et d’une sonde, jusqu’à 25 ou 30 000 pieds. Point blanc qui se perd dans les nuages. Capturé par mon appareil photo.


L’étoile Vesper de Colette – l’un de ses derniers. Je devrais relire, maintenant, ses textes de jeunesse plutôt que ceux du crépuscule, mais je n’ai emporté que le dernier Pléïade. Comme il me rassure de la savoir parfois lente et paresseuse, écrivant la nuit, comptant les pages, décrivant Kessel peinant sur un roman-fleuve ! Compagnons de songe.


Visite des machines – 33 000 chevaux, 91 tours/mn max, 70-80 tonnes de fioul lourd par jour ; 2 générateurs électriques… J’écris moins – serait-ce que je vis plus ?


Coucher du soleil à la proue : ces instants miraculés ; les poissons volants ; le bruit du vent qui est musique de l’âme et que l’on module en tournant la tête ; l’infini des nuages – on ne pense à « rien » lorsque l’on est là. C’est-à-dire, à tout. Tout ce qui déborde le cadre des mots qui finissent par renoncer à capter l’insaisissable.


Je cherche, dans le roman, l’articulation mathématico-magique des choses.


Comme on est purifié par la mer : les mauvais livres, que je supportais au début, me tombent des mains. Il ne reste plus que l’essentiel, ou le silence. Colette résiste remarquablement bien.



3 janvier


Je commence à me réveiller vraiment tôt : l’insensible effet du décalage horaire – nous « gagnons » une heure sur le temps, chaque jour.


Passerelle : passage de dauphins, vertige du bleu dans les jumelles. Je quête encore l’extase du soleil et du vent – je m’en vais guetter les poissons volants.


Livres de navigation : chercher Puerto Bolivar (Colombie), Puerto Cabello (Venezuela) où s’en vont les autres cargos croisés. Discussion avec l’officier de bord : salaires de 500 dollars pour un cadet à 3500 pour un officier philippin expérimenté (on imagine que ça monte à 5000 pour un français, 6000 pour un commandant) ; étudier les échelles de force de la mer ; la forme des nuages.


En vérité, guetter la vie qui brûle sous la peau.


Les mots m’échappent.


J’échappe aux morts.


Il faudrait vivre dans cette lumière : j’ai l’humeur climatique. Un rayon de soleil m’arrache aux mélancolies.


Plaidoyer pour la mort - Jankélévitch : « s’il disposait d’un temps infini, l’homme resterait stérile et l’action aurait tôt fait de s’endormir dans une passivité végétative pompeusement baptisée éternité » Oui. Ainsi de la paresse végétative des grandes traversées, du temps offert en pâture au sommeil et aux velléités. La mort seule, qui guette, nous force à nous réveiller. Mais cette action forcenée n’est-elle pas plus grande illusion encore que le repos, l’hibernation de l’être ? Au final, aurons-nous changé quoi que ce soit à la marche du monde en écrivant un livre de plus ?


Si nous ne le croyons pas, il ne faut pas écrire ce livre.


Psychosomatique : ma main refuse de frapper le clavier. Le petit doigt de la main gauche bloqué – comme celui de ma grand-mère.


Et la nuit des étoiles sauvages : « Les étoiles, loin de blanchir le ciel nocturne, rendent la nuit plus profonde et plus noire. » (Jankelevitch).


(Pour le respect de celles et ceux qui ont accepté de publier sur ce blog, les textes et les photographies sont protégés par le droit d’auteur. Merci de ne pas les reproduire)



Ce qu'il faut c'est la haute mer Carnet de bord Adeline Baldacchino Un été jaune carré



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