30 décembre
Au matin - tôt, enfin, car on a encore reculé d’une heure et je peux chaque nuit dormir sans me faire violence au réveil, la mer est d’un gris métallique, acier. Le long de l’étrave, où elle fend les vagues, elle part en remous bleus translucides très clairs, pareils à la couleur d’un liquide frigorifique, en plus des crêtes blanches de l’écume -je me demande à quoi cela tient. J’interroge le maître d’équipage, quelques marins, personne ne sait me répondre. La mer a toujours été ainsi.
A priori, nous passons entre les Açores et Madère ce matin.
Je travaille, je lis, je dors. Je tente de regarder un film - la Révolte du Bounty avec Mel Gibson et Anthony Hopkins : nous sommes en 1789, sur les mers du Sud. Des tasses valsent dans le petit salon - le réel est plus puissant que le lecteur de DVD, qui me lâche vingt minutes avant la fin du film.
L’après-midi, le soleil revient sur la mer : les travaux de peinture reprennent sur tous les ponts, les ouvriers philippins chantent et sourient, m’invitent à leur séance de karaoké qu’ils prétendent inoubliable. Je botte en touche, mais j’irai.
A la nuit, je vais voir sur le pont supérieur le lancement d’un ballon météorologique gonflé à l’hélium. J’éclaire à la lampe de poche le marin qui prépare l’instrument. On lui attache une sonde, on le lâche dans le vent, et il transmettra des infos que Météo France exploitera pour ses prévisions. Je touche cette chose de caoutchouc plus légère que l’air, qui part à 25 000 mètres d’altitude.
Je lis un peu Jankélévitch, encore. Son texte est plein de fantômes. Il ne voulait pas être immortel. Je pense trop, la nuit, dans ma couchette. Il faut ouvrir le hublot, sentir le vent hurleur pénétrer la pièce et défaire cet étrange sentiment de n’être pas là où je devrais - mais où devrais-je être ? Je n’en sais fichtrement rien.
31 décembre
J’ai, pour la première fois, rêvé de mes personnages : c’est peut-être un bon signe, comme lorsque l’on apprend une langue étrangère.
Lever tôt, discussions de voyage qui donnent envie de repartir alors même que l’on n’est pas arrivé. Je monte à la passerelle, respirer la mer dans le vent qui me force à m’accrocher sévèrement au bastingage. Renaissance du monde.
De retour à la cabine, impossible d’écrire. J’écoute du Scriabine. Je pense sans penser. Les larmes coulent : tout ce qu’il faut laisser aller de tout ce que l’on n’a pu obtenir.
Après déjeuner, je suis montée pour écrire à la passerelle. Le bateau roule dans la mer plus qu’il ne navigue. Devant moi, 150 mètres de conteneurs, blancs, rouges et bleus, quelques rare moutons noirs tout gris, une ou deux citernes. Sur 16 000 tonnes de marchandises, nous en transportons 172 homologuées « dangereuses ». Il y a deux grues de levage, pliées et rangées dans leur portique. Tout autour de nous, la mer à perte d’horizon, pas un seul navire, même au radar.
Nous sommes quelque part au sud-ouest des Açores, par 33 degrés de longitude et 29 de latitude, à des centaines de kilomètres de la côte marocaine, et nous faisons route au cap 251 vers la Martinique, à une vitesse de 19 nœuds, par vent contraire de 23 nœuds. Je suis vraiment entrée dans un roman à la Jules Verne.
Nous avons traversé un grain. Le ciel était d’un bleu intense, puis soudain, au loin, cette colonne grise fonçant vers nous, c’était la pluie. Nous en ressortons pour retrouver la lumière, le gris métallique de l’eau, le ciel comme une voûte magique. En mer, tout apparaît courbe, l’horizon, le ciel, le temps. Le dos des vagues est celui d’une grosse bête à l’humeur changeante. Nous avons plus de 10 degrés de gîte. Tout l’immense bâtiment penche alternativement à gauche, puis à droite.
L’âme glisse avec lui. Une dangereuse tranquillité me gagne à l’idée d’être livrée aux éléments, ballotée comme un bouchon de liège. Le capitaine ne connaît pas cette étrange paresse du corps qui s’abandonne au vertige marin. Toujours, il doit agir, contrôler, répondre aux alarmes. Le gouvernail pousse des râles. Parfois, la coque craque : on a « enfourné ». Le bateau plonge du bulbe, puis se redresse.
Que faire de tous ces mots ? S’ils ne sont pas adressés à un être, ils ne fabriquent même pas une lettre. Et il y a trop de livres. Que faire de tous ces mots ? Nous jouons avec eux, nous mourrons avec eux.
Le soleil, boule de feu. Le soleil, cou coupé. J’ai dans l’esprit tant de métaphores lues que je n’ai plus la liberté d’en inventer. Ou plutôt, il me faut les arracher à coups de serpe au terreau des habitudes et du souvenir. Soleil, fruit de flammes. Soleil, barrique de lumière. Soleil, graine à brûlure. Soleil au bout de mes doigts, prunelle de sève, fardée de jaune, bordée d’étincelles. Et à mesure que je me bats contre l’entropie – le temps qui passe, les premiers cheveux blancs, les premiers renoncements –, je sens qu’il est plus dur de renouer avec cette innocence-là, cette pureté secrète de la simplicité. Je suis encombrée de trop de mots, de souvenirs, de superpositions, de serments, d’oublis. Je ne suis plus qu’une suite encodée d’instants morts et d’espoirs incertains. Je voudrais resurgir de la mer et de la mort.
A l’instant où je relève les yeux de mon ordinateur pour contempler le monde, je vois un immense nuage noir qui recouvre le soleil. Par en-dessous, s’échappent des rayons obliques qui éclairent le prochain grain. Nous fonçons vers lui. Il y a quelque chose d’inexorable et, partant, un avant-goût d’éternité dans la course d’un navire sur l’océan vide et nu qui pourrait l’engloutir mais le caresse et le soulève.
(Pour le respect de celles et ceux qui ont accepté de publier sur ce blog, les textes et les photographies sont protégés par le droit d’auteur. Merci de ne pas les reproduire)
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