top of page
Photo du rédacteurSabine

Adeline Baldacchino - ce qu'il faut c'est de la haute mer, carnet de bord (épisode 4)


26 décembre


Réveillée par Melvin, qui entre dans la chambre croyant que je n’y suis pas. Nous traversons une brume épaisse. Le pont de Saint-Nazaire surgissant de la ouate. Les ordres à la passerelle. Le pilote à bord. Tout est blanc, gris, vague. Une partie de l’équipage tourne. Nous restons.


Le ballet des conteneurs s’active : nous regardons bouger et manier les boîtes comme si elles étaient quelque partie dénervée de notre corps.


Je tente d’écrire. Les premiers chapitres tombent comme des fruits mûrs. Je ne sais pas où je vais mais j’y vais, c’est déjà une satisfaction.


Ecrire commence par le débroussaillage du champ de l’imagination. Je force ma plume. Je tourne autour des personnages. Il en restera toujours quelque chose. On pourra en faire un feu de joie.



27 décembre


J’écoute, au piano, Emil Gilels – le Rappel des oiseaux de Rameaum’ouvre l’âme. Nous sommes de nouveau à quai. Ne parvenons pas à partir. Prenons du retard. Apprenons la patience. Je viole toutes les règles du port pour aller marcher et voir le bateau de l’extérieur. De Montoir de Bretagne, j’aurais vu un port, c’est-à-dire un quai.


Jankélévitch avait raison : il faudrait une machine à enregistrer les inflexions de la vie intérieure et de la pensée ; le génie n’en étant jamais que la capture à l’extrême pointe.


J’ai souvent eu cette sensation comparable mais purement visuelle, en Afrique, lorsque j’aurais voulu être dotée d’yeux bioniques me permettant d’enregistrer comme un film les scènes de la vie quotidienne.


Magie : nous sommes sur la Loire quand surgit une autre clef du livre – chaque jour, une nouvelle intuition. Je ne sais seulement pas qu’en faire, comment les articuler, comment transformer le désir en plaisir, l’ardeur en joie, l’idée en acte. Il me manque une machine à transmuter le désir. Je devrais écrire des contes comme Villiers de l’Isle Adam.


Tout à l’heure, je me suis dit que j’écrirais une nouvelle version du Shahnameh de Ferdowsi. Puis, l’épopée de Babur, le prince moghol, héritier de Tamerlan, ancêtre d’Akbar. Pourquoi pas. Puis celle de Zarathoustra. Je veux ça, tout ça, la violence épique du monde installée dans la langue la plus pure. Je voudrais faire ce que Borges attendait : réunir une âme et une histoire, un poème et une épopée.


Départ de Saint-Nazaire le soir. Vrai départ. Les deux « tugs » – remorqueurs, en français, poussent le bateau, l’aident à se retourner. Une forme de complicité s’installe à la passerelle entre ces demi-vivants qui en regardent d’autre agir sur le monde. Nous ne sommes plus que ces morceaux de conscience trempés dans la nuit comme le carré de sucre dans du café.  


Le bateau lève l’ancre à la nuit. Lèvres à l’encre.


Nous partons pour du vrai. Le vent se lève, il faut tenter de vivre !



28 décembre


Hier soir, dans la nuit, je lisais Jankélévitch : « l’Alter Ego, né du dédoublement de l’Ego, est un fantasme fabriqué, gonflé, entretenu par « l’autisme » […] ne vaut-il pas mieux laisser la conscience et les organes à leur véritable vocation qui n’est pas le repliement maniaque sur soi, mais le don de soi et l’extroversion aventureuse ? La sérénité ne se trouve pas dans la conscience confinée, mais dans l’élan de l’intention intransitive ».


Au lieu de tourner en rond dans l’enfer intérieur qu’on s’invente dans les insomnies ; au lieu de me demander quand et comment je finirais ce roman ; au lieu de tenter de savoir s’il vaut vraiment la peine de l’écrire, je me suis simplement levée, je suis montée à la passerelle et, dans la nuit, j’ai discuté avec le matelot de veille.


Il s’appelle Mar, il a une femme et deux enfants aux Philippines, toute sa famille travaille dans le gouvernement, mais il n’a « pas le choix ». Il ne sait pas vraiment s’il aime la mer. Nous regardions les vagues, l’immensité ouverte. Il y avait l’absurdité de ces centaines de conteneurs qui contiennent des biens auxquels il ne pourra jamais toucher mais qu’il aura transportés. Tout devrait le pousser à la révolte, mais il faut vivre.


Il me dit que la vie passe vite et qu’il ne faut pas la laisser filer en la croyant éternelle. Du moins, c’est ce que je devine dans l’intervalle du silence et des paroles : il marmonne doucement un anglais que je comprends à peine.Le bateau consomme 60 à 80 tonnes de fioul lourd par jour. La CMA emploie 500 bateaux dans le monde, tous construits en Asie, aucun en France. L’entretien est permanent, c’est-à-dire en service continu car une seule journée d’immobilisation coûterait 150 000 euros. Le navire est radoubé tous les 7 ans à peu près (la dernière fois, en 2013).


Quand je suis remontée, j’ai dormi très vite et très bien. Ce matin, j’ai vaguement regardé un film sur le navigateur Barents, au 16ème siècle. Ils avaient froid sur la banquise et moi chaud dans l’Atlantique. Je découvre l’existence de la Nouvelle-Zemble que je cherche sur une carte : il faudrait la visiter, un jour.


Ce qui est vraiment intéressant dans l’écriture romanesque, c’est qu’elle permette de vivre des mondes parallèles – qu’il faut au surplus construire, bâtir sur une intuition et des visions ; alors que l’écriture poétique n’est que l’intensification d’un vertige intime. En ce sens, l’écriture romanesque est une autre forme de maïeutique, celle des fantasmes. Il ne faut pas vouloir, comme les philosophes, répondre à une question. Il faut, comme en poésie, tourner autour d’elle, mais cette fois avec le monde en ligne de mire, en s’efforçant de ne pas brûler avec le seul comburant de l’angoisse métaphysique. Et ce faisant, transmuter la vraie vie…


Dans cet espace clos mais mobile, mon imagination pure travaille mieux. J’imagine ainsi, à peine sortie de ma chambre, des couloirs déserts et peuplés d’inquiétantes créatures ; le destin d’un objet qui serait tombé par mégarde dans l’un des conteneurs ; le journal de bord d’un marin philippin…


L’intranquillité profonde et voluptueuse du navire reflète et résume celle de mon corps : c’est ainsi que je me trouve en accord presque parfait avec un lieu plus branlant que moi, qui me force à retrouver l’équilibre au lieu de provoquer le déséquilibre. J’aime les rivages qui fuient, que l’on laisse derrière soi, que l’on retrouve devant soi. Qui n’a pas de lieu propre en trouve un à sa mesure, ici. La malédiction du Juif errant, je la comprends comme une éternelle invite au vagabondage. S’il devait n’avoir qu’une demeure, ce serait un bateau, contradiction vivante, oxymore intégral. Demeure – ce beau nom que l’on donne aux choses qui durent…



29 décembre


A un moment, dans la nuit, j’ai regardé par le hublot, le ciel s’était dégagé et j’ai vu, sans aucun doute possible, face à moi très exactement, la ceinture d’Orion, la seule avec les Ourses grandes et petites que je sache reconnaître. Nous voguions dans le noir avec 2000 boîtes et 30 hommes, au large de l’Espagne, en direction de la main de Cendrars qui l’avait perdue dans une tranchée et disait la reconnaître dans cette constellation. La vie présente parfois de ces miracles maladroits qui la justifient de continuer.


Je ne saurais dire exactement ce qui fait que nous préférons ce moment où tout est possible à celui où le possible se réaliserait potentiellement : Jankélévitch – « Ulysse regrette  l’instant où il a confusément entrevu Ithaque, l’instant où l’île de son espoir hésitait encore entre l’inexistence et l’existence. »


Dans une traversée, les escales sont à l’image de la vie : des lieux que l’on espère éperdument, puis que l’on a soudain hâte de quitter pour retrouver la pleine mer, pour aller vers le suivant.


Je me disperse, je me rassemble. Plusieurs fois par jour. Combattre l’éternelle entropie.


Lu la courte préface de Joseph Delteil à un texte indigent de Miller que j’adule par ailleurs – titré « Je n’suis pas plus con qu’un autre », une inutile tentative d’écrire en français. Mais la préface de Delteil est magique : ce type exsude la passion du langage. Il réhabilite le rôle de l’instinct. Il donne envie de chevauchées fantastiques dans la mer. Je veux de nouveau écrire.


Une heure à la passerelle ce soir : évoquer les Philippines avec un sous-officier philippin. L’odeur et le goût du café. Les hommes de quart qui chantonnent dans le noir. Les gens de mer sont tous un peu timbrés : il faut l’être pour donner tant de son temps et de son âme aux vagues, au ciel, à la nuit. Mais ceux d’ici sont moins gens de mer que nouveaux esclaves du capitalisme, gardiens flottants de conteneurs.


Retour à l’écriture : l’heure de la fiction pure…



Ce qu'il faut de la haute mer

carnet de bord Adeline Baldacchino

Un été jaune carré




4 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout

Comments


bottom of page