Fin 2015, je partis seule pour un voyage en cargo du Havre à la Martinique. Je rédigeai la première version d’un roman qui devait raconter l’épopée du Capitaine Paul-Lemerle, le bateau qui transporta de Marseille à Fort-de-France, au printemps 1941, André Breton et Claude-Lévi Strauss, Victor Serge et Wifredo Lam, Anna Seghers et Jacqueline Lamba, ainsi que des centaines de réfugiés cherchant à échapper aux nazis. J’avais fait de nombreuses recherches, je partais avec le plan d’un livre, que je voulais « romanesque » au possible – sur mon bateau, l’historique et le fantastique se mêlaient sans se confondre. Je revins avec un premier jet, que je confiai à un ou deux éditeurs. Rattrapée par la vie, embarquée par elle sur des chemins de traverse, je ne pus retravailler aussitôt ce premier jet, auquel je comptais pourtant revenir. Je ne le ferai cependant pas de sitôt, puisque j’apprends la parution prochaine d’un roman…sur le Capitaine Paul-Lemerle ! Ainsi va la vie. Mais rien de ce qui fut n’est perdu - voici donc, à défaut du livre rêvé, du livre secret, des fragments du journal de bord que je rédigeai parallèlement…
Ce qu’il faut, c’est la haute mer…-CMA-CGM Fort Saint Louis, 23/12/15 au 06/01/16 - carnet de bord -
« Le grand malheur c’est le savoir, ce qu’un maître vous a enseigné, ce qu’un livre vous a appris. Le fameux il faut…Ce qu’il faut [à l’écrivain], c’est la haute mer, les routes carrossables, les chevauchées fabuleuses. Cherchez dans la forêt la plus grosse bête, l’extraordinaire, l’inouï, l’absolu. […] Suivez l’instinct, c’est le prince. Un serpent, une hirondelle, un éléphant en savent plus long sur la vie, et donc sur le langage, que le crâne d’Aristote, le meilleur écolier du monde. »
Joseph Delteil (lettre en guise de préface à Henry Miller, J’suis pas plus con qu’un autre)
(avant-bord / 22 décembre, le Havre)
Il faut arriver au Havre un peu avant le départ présumé du cargo. Le CMA-CGM Fort-Saint-Louis, 200 mètres de long, 30 de large, 11 mètres de tirant d’eau, 26342 tonnes de jauge brute, vitesse de croisière de 21,5 nœuds, construit en 2003, ne se fait pas désirer. Annoncé pour le 25 décembre, il partirait désormais le 23, tôt dans la journée. Il faut donc se rendre à bon port – le cas de le dire – la veille au plus tard.
Cette ville est sauvée par la mer : partout, des bassins, des canaux, des mâts. La possibilité de partir. La fuite à portée de main. Les oiseaux qui vivent entre deux mondes – ailleurs, ici. Puis-je être autre chose qu’un fantôme d’oiseau perdu dans des mirages sans consistance ? Où est le nid ?
Le voyage commence à m’entrer sous la peau. Je regarde et j’absorbe. Je m’apprête à redevenir vivante : c’est à cela que je reconnais le temps qui cingle dans les voiles de l’âme. Je m’arrête parfois pour noter quelques mots sur mon Iphone transformé en calepin.
Demain, je vais découvrir des marins, deux ou trois passagers, des milliers de conteneurs, un autre espace, un énième monde. Je tente d’imaginer le capitaine. Mais je viens de relire le Loup des mers de London et j’ai l’esprit envahi par des images folles de baleiniers. J’aime déjà l’idée que demain fera entrer dans ma vie ces inconnus que j’imagine encore à peine ce soir.
J’atteins bientôt, après avoir traversé un vieux pont vibrant qui doit pouvoir se relever pour laisser passer les bateaux, les anciens docks reconvertis en centre commercial dernier cri, avec Cinémas Gaumont intégrés. C’est une réussite en un sens, et c’est triste à mourir aussi. On ne sent plus la mer, on n’entend plus les cris des commis, on n’entrepose plus rien que d’innombrables « biens de consommation courante » empilés derrière des vitrines clignotantes ou sur des mannequins effroyables. On frôle un immense ours rouge. On nous intime des ordres : « Fêtez Noël au Havre ». Contrôle des sacs : me laissera-t-on passer avec les Mémoires d’un révolutionnaire de Victor Serge ? Oui, le pauvre vigile se moque bien des mencheviks et du POUM, d’Orwell et des idéologies d’un autre siècle.
Faut-il desceller ou desseller l’imaginaire ? Comme on casse un sceau pour percer un secret, ou comme on libère un cheval ?
La rumeur du monde écarte un peu les débris narcissiques, les terreurs intimes, le vacarme du manque existentiel. Ne pas oublier : cette fois, je ne pars pas pour me trouver, mais pour m’oublier. Sortir de la mythologie de l’acte de création. Accomplir l’acte de création. Travailler. Comme on ne se dévoile plus : comme on se réinvente absolument. Comme on sort aussi de soi. Je prends donc une énième résolution : moi, je me mettrai tout entière en ce carnet de bord. Je déblaierai le terrain pour le reste, le monde, l’imaginaire, la fiction, le romanesque – peu importe le nom, ce qui venu de soi s’avance vers les autres au lieu que d’y retourner.
Ce qu'il faut c'est la haute mer Adeline Baldachino Un été jaune carré
J'ai rencontré Adeline Baldacchino par son roman " Celui qui disait non ". Au delà de l'histoire qui m'a transpercée par sa lucidité, son courage, ce pan d'histoire dont on ne dira, n'écrira jamais assez, j'ai été séduite, interrogée par l'écriture d'Adeline. J'ai découvert une auteure, une femme de lettre, ce quelque chose qui frémi sous les mots, la peau, que l'on sent transporté par l'écrit, la littérature, les émotions, la force et la sensiblité. J'ai découvert au delà de l'auteure, une âme poétique, une philosophe de la pensée. Lorsque j'ai demandé à Adeline Baldacchino si elle acceptait de partager quelques mots avec vous pour cet été jaune carré, je ne m'attendais pas à un tel voyage, à un tel partage. Je fus subjuguée, littéralement envoutée une fois de plus, emportée dans ce récit maritime, dans cette quête de l'abandon non pas de soi ou d'un monde mais plutôt d'une quête, dans l'écriture solitaire, la recherche d'une humanité perdue. Ce fut comme une électro-choc, une initiation aux émotions, aux autres, à l'écriture.
Ne savant pas comment le partager, le couper, rendre ce texte sans oublier d'y inclure des passages ou des mots puissants par leurs pensées, j'ai décidé de vous l'offrir comme un feuilleton, une odyssée, un espace on l'on peut y puiser son espace, ses silences, sa liberté.
Un immense merci Adeline pour ce texte, ce récit, ce manuscrit.
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