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Julie Moulin - Lettre A (sans A)

Dernière mise à jour : 8 juil. 2019


Manque à l’appel



Mon si tendre,



J’espère que cette missive et ces mots que je cherche péniblement toucheront votre cœur pur et bon. Les difficultés sont telles qu’on ne trouve plus ni stylos, ni encre, ni feuilles vierges. J’use pour vous écrire d’encre rouge que je collecte en fines gouttelettes sous l’extrémité de mes doigts et que je dépose soigneusement sur une feuille froissée, retrouvée hier sous des bouteilles. Je prie pour que vous puissiez me déchiffrer. On nous enlève une lettre, et ce sont des noms, des verbes qu’on oublie, une pensée qui rétrécit. Dieu soit loué, il reste l’espoir. En dépit des pénuries, nos proches se procurent encore le minimum requis pour créer. Des bouts de tissu, des mines, des fils de couture… Vous serez, j’en suis sûre, heureux de lire qu’il existe encore des formes d’expression.


Quelle horrible guerre ! Quel conflit déséquilibré ! Notre lexique fond et s’érode si vite ! Je rêve de pouvoir vous décrire ce que nous vivons ici, ce que je ressens loin de vous, le vide de ces journées que vous ne pouvez combler. Or, je vous le répète, je suis démunie. Écrire est devenu difficile, presque impossible. Notre pensée est tronquée. Ils nous privent de signes en plus de supports d’écriture. Comment communiquer, en vérité ? Conserver des souvenirs ? Dire qui on est ? Je cherche, vous voyez ; je tourne en rond. Je me réveille de nuit, en pleurs, désespérée de ne pouvoir trouver le mot juste. Je ressens un immense vide. Depuis que les lettres sont devenues des denrées recherchées, nombreux sont ceux qui spéculent. L’ennemi les conserve pour ses mots d’ordre. On les ôte des livres pour les revendre. S’en procurer requiert des moyens dont je ne peux disposer. Et encore, des lettres, quelquefois, on n’en trouve plus du tout. Vous comprenez ? J’écris comme je peux. Les écoles sont fermées.


Mes pensées vous sont toutes dédiées. Vous, sur le front, qui tentez de repousser l’ennemi invisible, vous qui érigez un bouclier de mots, lisez, récitez de votre voix forte les textes que l’époque veut oublier. Et moi, ici, qui lutte seulement pour ne point finir bête. Pour conserver foi en nous. Et notre futur. Le soir, une fois l’obscurité tombée, je me représente un monde empli de grognements, ou de silence. Des mimes, nous deviendrons des mimes. Nous nous exprimerons différemment. En gestes. Nous trouverons des solutions. Nous nous filmerons. Une voisine s’enregistre. D’ici que toutes les lettres soient obsolètes, et expirent sous les coups de notre indigence intellectuelle, disons, écrivons… Comme on peut, peu finement. Sourions.


Je suis épuisée. Une force me meut encore, perpétuer votre mémoire. Mes veines contre l’oubli. Écrire votre épopée. Vous composer un ultime courrier. Ne rompez point votre promesse. Hurlez ! Hier, je me suis rendue sur le mont où est érigée cette publicité pour mobile dernière série dont on fit trop de bruit le mois dernier. Je me suis débrouillée pour grimper et me procurer une lettre qu’on ne trouve plus sinon sur des objets électroniques, cette lettre si précieuse, que je conserve depuis contre mon cœur, pour terminer ce courrier :

Je vous Aime.



xxx




Chère Julie,


Nous avions rendez-vous à Irkutsk hier, mais tu as dû rater ton train. Et perdre ton téléphone en route, ou l’oublier aux toilettes. A moins qu’il ne soit tombé dans ton bain juste avant le départ. Toi et tes imprévus loufoques. Toujours est-il que tu es injoignable. Et que j'ai visité seule le centre-ville et le Musée des Décembristes.


La nuit dernière, j'ai relu Jupe et pantalon, j'en ai savouré tout le caustique. Ton phrasé est plein de petites subtilités qui m’avaient échappé dans le premier souffle. Ton écriture me touche parce qu’elle est directe, sans minauderie - masquant le long travail d'analyse et de maturation. Et j'aime ta sensibilité, proche de la mienne, qui s’exprime dans le farfelu, le drôlatique, dont je ne trouve nulle trace dans mes textes. Tu as pour toi l’autodérision décalée, cadeau des Dieux.

J’aime ta façon de te faufiler dans mille univers différents, de n’appartenir à aucune caste, d’être toujours là où on ne t’attend pas. Et de ne pas être là on où t’attend – même à Irkutsk. Paris, Londres, New York, Genève, Moscou. Et tout cet Orient glacé qui t’appelle, tous ces lacs de Sibérie qui attendent ton pas de patineuse assurée.

Assurée, tu l’es. Avec les mille aiguilles piquantes du doute, qui font ton écriture puissante.


J’ai adoré ta fête d’anniversaire dans le Jura, rando, yoga et champagne à gogo, chaussures de marche entassées à l’entrée du gîte, où j’ai visiblement échangé mes grôles avec une autre personne puisque je me retrouve ici en Sibérie avec une paire inconnue. A croire que ces histoires de souliers et de gambettes nous suivront à jamais.


J’attends avec impatience ton Domovoï. Et je t'attends, toi, pour partir à la découverte du Lac Baïkal.


Des baisers,


Pauline Desnuelles

(auteure)


Julie Moulin est l’auteure de Jupe et Pantalon, 1er roman remarqué et remarquable découvert lors de la deuxième session (mémorable) des 68 premières fois. J’aime l’écriture d Julie, cette façon qu’elle a de jouer avec les mots, de nous emmener dans ses romans, sa profondeur.


Pauline Desnuelles est l’auteure de Deux mètres nage libre. Un roman à l’écriture troublante, sensorielle, poétique, mélancolique et lumineuse. Une soif de liberté et d’océan, de surf et d’humanité.


Ces textes et photographies sont protégés par le droit d'auteur. Merci de ne pas les reproduire sans autorisation !



Lettre A (sans A)

Julie moulin

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