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Isabelle Flaten - Lettre A

Dernière mise à jour : 13 juil. 2019


La lettre déraisonnable.



Seuls la solitude et l’étourdissant silence de la maison. Elle vaque à ses petites choses de tous les jours, espérant une apparition surprise, suspendue au bruit de la sonnette comme une femme de marin à la corne de brume. Ses matins sont blêmes. Elle va au travail, en revient, et guette l’instant où la vie surgira. Elle réchauffe le potage de la veille, touille son amertume. Elle rince son assiette, prépare sa tisane et après quoi faire. Sinon ne pas y penser. Elle prend son magazine de mots fléchés. Bonheur des dames en neuf lettres. Bavardage. Elle gomme. Maternité. Ça colle. Mais ce n’est pas le bonheur à tous les coups. À sa naissance, son père a redescendu la bouteille de champagne à la cave. Pour faire rire, sa mère racontait l’histoire à chaque fois qu’un bébé était en route quelque part. Quand son frère est arrivé, son père a remonté le champagne. Elle s’en voulait d’être une fille. Sa mère, sans dire pourquoi, disait que donner la vie à un enfant était la plus belle chose au monde. Elle l’imaginait parfois ce fruit qui aurait pu mûrir dans ses entrailles mais elle n’a pas connu l’appel du ventre.


Elle verrouille la porte d’entrée, ferme les volets, tire les rideaux, dépose sa tasse dans l’évier, enfile sa chemise de nuit, prend son cachet, enroule ses bigoudis, sinon elle a le cheveu insortable, se brosse les dents, allume sa lampe de chevet, prépare sa tenue pour demain et s’agenouille sur son prie-Dieu. Elle remonte le réveil, met la sonnerie sur six heures trente -, se glisse sous la couverture et éteint la lumière. Puis rejoint sa pensée secrète. La même tous les soirs, un rêve inachevé qui la comble et la berce. Ça a commencé quand il a été battu aux élections, elle en a eu la larme à l’œil. Maintenant qu’il a le temps, il l’invite au restaurant, pas n’importe lequel, un endroit connu de lui seul où une table à l’abri des regards leur est réservée. Sa femme respecte ses choix, un accord tacite, mais c’est la première fois qu’il est épris, lui dit-il en plongeant ses yeux dans les siens. Tout en elle alors frémit. Lorsqu’il sera réélu, il lui offrira le poste de secrétaire particulière pour l’avoir sans cesse à ses côtés. Elle s’y voit déjà en presque première dame sur le parvis de l’Elysées et ne parvient pas à y croire. Pourtant c’est sûr. Soir après soir, il réitère sa promesse. En sortant du restaurant, ils rejoignent sa garçonnière et elle reprend alors le rêve au début, à l’entrée du restaurant.

Elle ouvre les volets, regarde le temps qu’il fait, tartine ses biscottes, verse le café dans la bouteille thermos et file sous la douche. En ressort en robe de chambre pour ne pas salir ses vêtements. À sept heures elle est prête. À sept heures trente quand ça ne coince pas au carrefour, elle est au boulot. Le patron aussi. Elle lui sert son café et ça commence. Il parle comme une mitraillette mais elle tape à la vitesse du son. Il a envisagé d’échanger sa machine à écrire pour un modèle plus performant, ça l’a vexée. En réunion, elle prend les notes en sténo aussi vite que la musique. Elle ne répond pas au téléphone sauf quand sa collègue est absente. À midi elle mange sur le pouce sauf quand sa collègue l’invite à partager sa table à la brasserie d’en face. Sa collègue a toujours un souci à raconter. Vers dix-sept heures, ça dépend des jours et du patron, elle remonte dans sa voiture. De retour à la maison, elle souffle deux secondes puis enfile son tablier pour préparer le repas. Ce soir, elle a la flemme, ouvre une boite de raviolis et décapsule un yaourt. Puis s’y remet : Domestique d’autrefois en huit lettres dont la troisième est un i, donc pas une servante. Elle remplit une des colonnes verticales, obtient la première lettre, un s… comme servante. Elle sèche. Soudain eurêka : suivante. Divinité à éclipses : Râ. Celui-là il est partout. Preuve de bonne foi en cinq lettres. Une preuve ? Elle passe à la suite, le mot apparait tout seul : piété. Et elle se marre parce que la bonne foi de sa piété a failli la rendre bonne sœur. La nature ne l’avait pas gâtée, il n’y avait pas de remède contre ça, avait dit son père un jour. Ce jour-là, elle a eu la vocation. C’est son instinct de survie qui l’a sortie du couvent.


Ce matin, comme souvent le samedi, le café est amer et sa biscotte molle. Elle traine un instant ses savates, ensuite, comme toujours le samedi, époussète les meubles, passe l’aspirateur et frotte le parquet à l’encaustique. Ça sonne à la porte. Elle colle un œil au judas et l’entrouvre légèrement car elle n’est pas montrable. Le voisin voudrait savoir si elle viendra à la réunion des copropriétaires. Déçue, elle se sert un verre de porto. Se demande si elle est en train de devenir alcoolique. Et se remet au ménage.

En fin de matinée, elle descend dans la cabine, compose le numéro de son frère, c’est sa belle-sœur qui décroche et raconte des choses qui ne l’intéresse pas. Elle raccroche et se souvient qu’elle ne peut plus appeler ses parents, ils sont morts depuis longtemps. Elle va jusqu’au cimetière à deux rues de là mais ce n’est pas le leur, ils reposent ailleurs. Elle passe d’une tombe à l’autre en lisant les épitaphes, toujours les mêmes, pleines d’éternels regrets, tu parles Charles ! Sur le chemin du retour elle s’arrête à la boulangerie et s’offre un éclair au chocolat. En achète quatre si jamais lui arrivait une visite. Ça arrive. Une fois l’heure des visites passée, elle mange deux éclairs.


Son réveil est assommé. À la messe, elle chante faux. Après sur le parvis, elle salue le prêtre personnellement pour qu’il note sa présence. Le vent souffle et lui démolit la chevelure, elle noue son foulard autour de la tête, décide de faire le tour du pâté de maison pour prendre l’air. Puis le refait en sens inverse. Ne croise personne avec qui potiner. Pas même la dame au caniche, sans doute est-elle morte. De retour chez elle, elle casse deux œufs dans une poêle.


Liqueur grecque, fastoche : ouzo. Comme neige. Elle cogite un instant et ça y est : immaculée. Comme elle. Cela la désole de penser qu’elle finira sans savoir. S’ils en font tout un plat et aussi des films, il doit bien y avoir une raison. Au cinéma une fois ou deux, elle avait quitté la salle emplie du sentiment d’avoir raté l’essentiel. Plus jeune, il lui était arrivé d’avoir la chair bavarde mais elle n’était jamais parvenue à trouver quelqu’un pour la faire taire. Clé pour les cabinets. Aucune idée. Elle réfléchit : ENA. Au suivant : Commence tout feu tout flamme et finit en cendres. En cinq lettres dont la première est un A : amour bien sûr.


Le lundi au bureau, le patron la prévient qu’il y a du pain sur la planche. Quelque chose la chiffonne, il n’est pas comme d’habitude. Soudain elle comprend : il a rasé sa moustache. Elle le regarde d’un autre œil, ne peut pas s’en empêcher. Et découvre qu’il est bel homme. Qu’il ne parle jamais de sa femme. Elle s’installe à sa place l’air de rien mais dans sa tête ça clignote. Chaque matin lorsqu’elle apparait, le visage du patron s’illumine. Elle est sa bonne fée, sans elle, il ne serait pas grand-chose, dit-il à qui veut l’entendre. Idiote, sourde et aveugle, elle n’a jusqu’à présent pas su saisir sa chance. Elle va aux toilettes et en revient les lèvres rouge vermillon. Ça lui va bien remarque sa collègue. Au travail, dit le patron, mais il n’en pense pas un mot, son regard parle pour lui. Elle va et vient, lui glisse un dossier, s’assure d’une date, consulte une archive, demande s’il veut un café ou s’il a besoin d’elle. Toujours, répond-t-il, l’œil malicieux. Les heures filent, un temps funambule, perché sur un nuage. Au moment de partir, il lui pose une main sur l’épaule. Le soir, elle mouline ses légumes avec l’ardeur d’une jeunesse tombée du ciel et débouche une bouteille de vin.



- Isabelle Flaten -



Ma première rencontre avec Isabelle Flaten a eu lieu dans ces moments où l’on fuit le conventionnel des salons pour oser aller vers ce qui se laisse deviner, ce qui est à côté des grands et qui d’un regard vous électrise. Rencontrée au salon du livre de Nancy (Les livres sur la place) il y a deux ans, elle est devenue une incontournable de ces moments où l’on accepte de découvrir une autre forme de littérature, où l’on a envie de lire autre chose que du récit, des romans. Des nouvelles. Et Isabelle est une reine dans cet art. Une reine du portrait intime et percutant.

Isabelle Flaten, c’est l’art de la fugue des mots, pas celle qui enchante nos oreilles. Elle joue avec la subtilité des portraits vivants, animés. Elle agite, décortique les figures humaines qui s’entortillent dans la vie, met en avant les invisibles, écrit sur les erreurs, les impossibilités, l’ironie du sort qui s’acharne. Nulle trace de bienséance. Elle marque de sa plume alerte, le noir, l’écorché. Mais derrière ces mots, ces portraits, l’amour se déplie, se déploie. Chaque personnage prend son importance, chaque visage devient beau.


C’est cela Isabelle Flaten, le miraculeux, le merveilleux, cette trace d’amour, cette émotion qui se tisse au fond de chacun de nous et un jour se dévoile à la clarté de la vie.


Isabelle Flaten a écrit de nombreux livres nouvelles chroniques portraits : Ainsi soient-ils, Se taire ou pas, Chagrins d'argent, Lettre ouverte à un vieux crétin incapable d’écraser une limace… et des romans tel que Bavards comme un fjord, l’imposture, Les noces incertaines, Les empêchements et son petit dernier qui paraitra à la rentrée : Adelphe



Ces textes et photographies sont protégés par le droit d'auteur. Merci de ne pas les reproduire sans autorisation !



Lettre A

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