Ma petite Canouche,
Ne crois pas que, parce que tu ne viens jamais sur ma tombe, je ne te vois pas pour autant. Oh, ce n’est pas un reproche, les fleurs sur la tombe, ce n’est pas ton truc, les fleurs tout court non plus d’ailleurs, même si tu sais que c’était le mien.
Mais je n’ai pas besoin de cela pour te voir. Je suis dans tous ces petits objets et vieux meubles que tu as gardés et que tu vas encore embarquer dans un énième déménagement (tu passes ta vie dans les cartons, ma parole! Bon, j’espère que cette fois-ci, tu vas enfin pouvoir poser tes lourds bagages). Je te vois dire en plaisantant que ce sera l’héritage de tes enfants (trois pour toi toute seule, moi qui n’ai eu qu’une fille et une petite-fille… Tu as brisé cette lignée de filles uniques, il en faut, du cran!). Je te vois avoir envie de m’appeler le lundi en sortant du lycée, pour me dire que tu vas bien et que les enfants aussi. Et je vois bien que c’est loin d’être toujours le cas. Tu dis être apaisée que je n’aie pas vu tes divorces. Mais je les ai vus. Ils étaient inéluctables. Je n’ai jamais douté de ta capacité à vivre seule et à élever tes enfants seule. Tu es une guerrière à qui j’ai insufflé toute ma conviction qu’une femme doit travailler, être autonome et indépendante. J’ai vu aussi que tu es allée au-delà de ce que j’avais rêvé pour toi : une thèse à la Sorbonne, quand on sait d’où nous venons, le Papy et moi!
Aussi étrange que cela puisse te paraître, ce n’est pas ce qui me rend le plus fière. Ce qui me remplit de joie, c’est que la valeur essentielle, celle qui régit toute ta vie, c’est nous qui te l’avons transmise. Oh, ce n’est pas un savoir appris dans les livres: c’est que la seule chose qui compte pour les gens qu’on aime, et en particulier pour ses enfants, c’est d’être là, tout le temps. Être celui sur qui on peut compter, parce qu’on compte plus que tout pour lui.
Bien sûr, tes divorces m’ont fait de la peine, mais pas autant que ce que tu vis à ton travail, cette désacralisation du savoir dans cette belle Éducation Nationale que j’idéalisais… Je vois tout ce que tu vis d’extraordinaire avec tes élèves, toute cette transmission de connaissances mais aussi d’émotions qui a lieu dans certains de tes cours, et même si je sais tout le travail qu’il y a en amont, tu conviendras avec moi qu’il y a une part de magie dans ce que vous vous apportez mutuellement avec tes élèves. Et quand je vois que c’est l’institution qui essaie de bousiller tout ça, ça me tue, si je puis dire!
Tu as mené tant de combats, ma petite Canouche, et tu es bien seule je trouve. Je te vois faire la fanfaronne, dire que toutes tes réussites, tu ne les dois qu’à toi… Arrête de jouer les trompe-la-mort. Tu sais pourtant que tout ne tient qu’à un fil et que la mort gagne toujours. Je vois bien que tu n’en as pas peur, mais arrête de faire la maline. Tu es celle sur qui tes enfants comptent, alors souviens-toi de mon hygiène de vie: elle m’a permis d’atteindre 90 ans et de te voir grandir. Quand tu auras enfin défait tes cartons dans un mois, prends mes petits verres bleus, et invite tes amis à boire un coup. Tu seras sûrement toujours très dure avec toi, mais essaie de ne pas l’être trop avec les autres, et ris avec eux. Peut-être pourras-tu toi aussi compter un peu sur eux, un jour, qui sait?
Tu riais toujours quand je disais « on a ben du malheur! ». La vie s’est chargée de t’apprendre que c’est une réalité. Continue à rire en le disant. Et viens, on va boire un coup. Tant pis pour les fleurs.
Mamie Lulu
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Lettre à
Isabelle Dumont Payot
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