Bande de filles - Lettre à tes onze ans
C’est un ami qui m’a envoyé cette photo de sa fille avec ses copines. Une bande de quatre filles de onze ans dans le métro, petite troupe qu’il accompagne. Jour férié, ciné d’après-midi. Sur la photo elles ont l’air de s’amuser. J’avais souri, frappée par ces visages pas tout à fait adolescents, mais plus vraiment enfantins. Je me souviens avoir regardé longuement la photo avant de répondre au texto. Essayer de comprendre pourquoi j’étais bouleversée. J’ai dû m’attarder sur chacune d’elle pour y trouver laquelle me faisait tant penser à toi. Parce que c’était ça, pas vrai ? Dans leurs paires de baskets identiques, dans leurs yeux rieurs, dans le regard qu’elles envoyaient au père qui prenait la photo, dans leur façon de se tenir les unes contre les autres, serrées sur deux strapontins… c’était toi, que je cherchais à reconnaître. Laquelle des quatre seras-tu ? Celle qui sourit en grand, regard en coin qui a vu l’appareil et qui pose légèrement, mais si peu, juste assez pour garder sa bouille d’enfant ? Ou bien celle qui se tient un peu en retrait, un peu cachée par les autres, qui ne regarde pas l’appareil, qui n’aime pas être prise en photo ? Ou celle qui s’en fout, parce qu’à onze ans on s’en fout, le père est là, sur le siège d’en face, mais on s’en fiche, tant que les copines sont là, et qu’on est ensemble, parce qu’à onze ans, la vie, c’est la bande.
Cinq ans. Je sais que c’est loin, que j’ai le temps de te regarder grandir, année après année. Alors pourquoi je te cherche, pourquoi je veux à tout prix te voir sur cette photo ? C’est idiot, d’avoir envie de te voir telle que tu seras dans cinq ans, alors que tu es encore presque toute petite. Est-ce que c’est moi dans cinq ans, que je cherche à voir, absente du cliché, à travers le regard de G., en-dehors du cadre ? Est-ce que tu me demanderas de vous accompagner au ciné, de vous prendre en photo et de vous acheter un goûter ? Est-ce que tu me parleras un peu de ta bande ? Est-ce que tu seras toujours triste en quittant tes copines, comme aujourd’hui ?
Tu es au bord de la mer avec ton père. Le soleil s’écrase sur la maison, il fait très chaud, et dans le silence, les gestes ralentis par la chaleur, c’est aujourd’hui que j’ai envie de t’écrire cette lettre. J’ai eu envie de t’écrire des dizaines de lettres depuis ta naissance, évidemment. J’ai écrit des textes sur toi, d’autres pour toi, où tu apparais en filigrane à travers mes histoires.
Une lettre ce n’est pas comme une histoire. Celle-là est un tout petit morceau de la photo, une minuscule partie du kaléidoscope qui nous compose, toi, moi, ta bande de copines, celle de la fille de G., et la mienne aussi, celle de mes onze ans…
J’ai gardé la photo dans mon portable. Celle qui vient après est une photo de toi prise hier soir. Tu es à table, avec tous les enfants des copains dans la maison du bord de mer. Vous avez tous moins de huit ans. Les assiettes sont pleines, la grosse marmite de spaghettis est déjà presque vide. Vous avez l’air de vous amuser. Tu regardes ton père qui prend la photo. C’est ton visage de petite fille, celui que je connais de toi aujourd’hui.
J’ai trouvé laquelle des quatre me faisait penser à toi. Pourtant je sais que toutes les bandes de filles de onze ans ne portent pas des baskets pareilles, ne prennent pas toutes le métro accompagnées de leur père pour aller au cinéma, mais je crois que les yeux rieurs et ce regard qui balance entre enfance et adolescence, je pourrai les retrouver chez toi. C’est peut-être le regard que j’avais à cet âge-là.
Je ne sais pas quand tu liras cette lettre, mais ça n’a pas d’importance. Comme à chaque fois que j’écris, je me demande pour qui je le fais. Quel sens j’y mets. Cette fois je n’ai aucun doute quant à la réponse.
Amélie Muller
Librairie Récréalivres
Le Mans
Quand Sabine me propose de faire le portrait d’Amélie, ma première pensée, c’est que je ne la connais pas. Pas vraiment. Si peu. Mais je suis une machine à citations, j’en ai dans mes poches comme de l’eau si on a soif.
" Ceux qui arrivent à entrer un court instant dans la vie des autres peuvent avoir plus d'importance que ceux qui y sont installés depuis des années ". C’est une phrase d’Audur Ava Olafsdottir, dans Rosa Candida. Alors je dis oui à Sabine, parce qu’on peut parfois avoir le sentiment de connaitre les gens, même sans les avoir vus beaucoup.
Un jour Amélie est entrée dans ma vie et quelque chose a changé. Quelque chose qui doit s’appeler de la reconnaissance. Je l’ai reconnue. J’ai reconnu en elle, je crois, tout ce qui me touche parce que je le sens en moi : une sensibilité, une émotivité qui est à la fois une force insoupçonnable et une fragilité qui déconcerte. Amélie est une lectrice, une passeuse, une fille qui aime. Quand elle a le temps, quand elle n’a pas peur, elle écrit. D’autres que moi lui ont déjà dit, écris, écris encore. Cette lettre, là, lui ressemble. Elle a le goût de la nostalgie et, à la fois, toute la beauté du présent et les traces de l’avenir. Amélie écrit parce qu’elle lit. Elle sait trouver les gens dans leurs mots, elle sait faire ça, accueillir. Un jour on s’est croisées, elle et moi. Un autre jour arrivera. D’ici là, on continue de se connaître, de se reconnaître. On s’apprivoise de mots.
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