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Photo du rédacteurSabine

Amandine Cirez - Lettre à

Lettre à l'absent, au creux du ventre.



Elle pose la main et attend. Murmure quelques mots sans bien savoir si c'est pour elle ou lui. Elle se demande si les autres agissent ainsi, après, ou si c'est elle qui débloque.

Poser la main et parler. À un vide laissé là, dans le corps, dans la chair, les entrailles. Un trou dans le cœur. Une présence fantôme. La tienne.

Elle a cru oublié. Enfoncer bien loin l'événement. Fermer à clé. La jeter. Mais le geste lui est toujours là. Un réflexe. Une autoflagellation qui lui rappelle tout. De la douleur à l'absence en passant par la colère.

Elle pose la paume de sa main dessus et attend. Un mouvement, une sensation. Elle n'est pas sûre. Parfois elle ressent une bulle. Mais la bulle a éclaté depuis longtemps déjà. C'est vide. Complètement vide. Plus rien ne bat. Plus rien ne bulle.


Quel mois, quelle année, quelle saison ? Sombre. Sombre. Sombre. Elle a oublié le superflu dont tu ne fais pas partie. Toi, tu étais le centre. La vie. Là, tout au creux d'elle. Déposer des caresses anodines en murmurant des mots, c'est tout ce qu'elle a pour apaiser un peu sa douleur.

La douleur. Celle que personne n'imagine mais que bien des femmes connaissent. Légale ou clandestine. Celle des larmes qui se déversent. Des torrents d'un rouge sang. Sans fin. Fin d'une histoire. Destructrice. Déjà détruite depuis des mois. A-t-elle seulement existé ?

La fin donc, d'eux et de toi. Une vie inanimée. Paraît-il.


Elle se demande si elle est folle. S'ils n'ont pas tout bousillé. Elle, lui, eux, toi. Tout se bouscule.

Arrêt sur image, en noir et blanc.


*


Elle est entrée dans la pièce, placard aseptisé, s'est dévêtue. Nudité adolescente entre des mains inconnues. Elle a écarté les cuisses, comme tant d'autres avant elle. Avec elle. Elle a senti le papier froid et rêche sous ses fesses. Sans plus d'explication, l'homme en blouse a enfoncé la sonde ou le couteau, quelle différence. Elle t'a vu. A su. Ton poids. Ta taille. Vu et su ce qu'il n'aurait pas dû ni lui montrer, ni lui dire. Comme une leçon. Un avertissement. Ses oreilles tambourinent. Reproduction des battements d'autrefois. Boum. Boum. Boum. C'est bon signe. Signe de vie. Éphémère.

Elle a fermé les yeux pour ne pas laisser sortir les larmes. Serré les poings si forts qu'elle s'en est griffée les paumes. Serré les dents si fermement, qu'elle s'en est bousillée la mâchoire.

Te préserver – réflexe idiot – jusqu'au dernier moment. Alors qu'elle aurait voulu hurler. Vociférer. Cracher au visage de l'homme qui la forçait à regarder et à entendre.

Dans son ventre adolescent, l'instinct animal. La colère violente. Qui gronde encore, aujourd'hui.


Votre chambre est prête, en lui tendant le petit gobelet. Cette phrase lorsqu'elle l'entend lui fait désormais froid dans le dos.

Elle a posé sa main tremblante sur la poignée. Est entrée. A refermé derrière elle.

Elle posé ses yeux partout et nulle part à la fois. Sur la vue bétonnée par la fenêtre. Pas vraiment une suite junior. Au fond, dehors, il y avait cet arbre. Dansant sous le vent. Vivant. Et cette tornade, cette petite mort, en dedans.

Elle a caressé les draps rugueux du lit, au milieu de la pièce. Elle savait qu'elle n'y glisserait pas un orteil. Le lit resterait vide. Les draps d'un blanc immaculé ne deviendraient pas rouge.

Ses yeux ont observé les murs. Elle s'est sentie seule. Terriblement seule. Elle ignorait l'autre dans la pièce. Comme lui l'ignorait. Faisant son devoir, jusqu'au bout. Tous deux savaient que tout s'arrêterait. En même temps.


Elle aurait préféré la solitude pleine à l'hypocrisie.


Dans cette chambre aux murs gris pourris. Pourris comme lui. Eux. Elle. Pourris comme leur médoc, elle a senti le corps des autres qui ont courbé l'échine avant elle. Elle a suffoqué. Là, en elle, tout brûlait. Le corps, le cœur. La nausée est montée autant que la douleur. Personne ne l'avait prévenue. Personne ne lui avait rien dit du sang, des contractions qui asphyxient, de l'incontinence brutale.

Enfermée dans la salle de bain sans lumière, son visage s'est tordu. De dégoût. De honte. De douleur. À cet instant précis, elle s'est dit que personne ne pourrait jamais comprendre ce qu'elle ressentait.

Elle s'est retournée, pour ne plus affronter son reflet déformé dans le miroir. Le haricot était posée là pour te recueillir, petit baigneur. Une fois inerte. Tué à coup de chimie.

Qu'est-ce ce qu'ils feraient de toi, après ?


Les spasmes violentes l'ont empêchée de respirer. Elle a tourné en rond, comme un animal en cage. C'était comme lui fouiller les entrailles, déchirer les tissus de son corps. Elle voulait frapper. Les murs. Le sol. Son visage. Son ventre. Ce médecin. Lui. Elle voulait se glisser sous la douche, laisser l'eau glacée laver la culpabilité qui coulait entre ses cuisses. Stopper les larmes de sang. Les larmes tout court.


Elle t'a observé longtemps après t'avoir expulsé. Repousser au maximum l'appel qui t'arracherait à elle. Définitivement. Elle s'est enfermée avec toi. Juste toi. Et ces murs gris. Pourris. Comme elle. Elle a voulu te dire qu'elle était désolée. Elle n'a pas su. Elle a étouffé ses cris, pleuré en silence, avant d'être étreinte une nouvelle fois par la nausée et ces épines au creux du ventre.

Vide. Définitivement vide.

Avant de s'effondrer sur le sol. Pantin désarticulé. Larve.

Petite baigneuse inerte. Dans son sang.


*


Ensuite, le silence. Se relever. Poursuivre. Avancer. Avec ton souvenir, jamais loin. Ne plus jamais en reparler. Comme s'il n'y avait jamais rien eu. Après tout, il n'y avait plus rien. C'était vide. Elle était vide. Et personne pour le voir.


Chaque mois, les mêmes pensées. Quand coule la rivière rouge. Là, plus bas. Entre les cuisses.

Cycle naturel.

Cercle vicieux.

Elle se demande si c'est elle qui débloque sur ce vide, cette présence fantôme. Si elle débloque de te rappeler sans cesse à elle ou si les autres aussi font ça. Si elle est la seule à souffrir. Si leur ventre les tiraille aussi à la vue d'un enfant. Si les autres se sentent parfois coupables.

Elle se demande si elle cessera de rembobiner cette cassette inusable.

Elle se demande si un jour elle sera capable de combler ce vide. Capable de se pardonner.

Elle se demande si toi, petit baigneur, tu lui pardonnerais.

Elle se demande comment on fait pour guérir le cœur. Comment on fait pour arrêter de trembler quand le mois joue avec les jours, les semaines.


*


Mais bien des années plus tard, même si le corps fait encore mal, elle a retiré sa main posée sur son ventre. En lieu et place des mots trop souvent murmurés, elle les a couchés là sur une lettre, dans son carnet. Étouffés et maladroits. Pour toi, pour elle, et toutes celles – parce qu'elle le sait désormais – qui vivent avec l'absent au creux du ventre.



Amandine Cirez

A suivre sur son blog L'ivresse littéraire



Je ne sais pas. Je ne sais pas dire la réalité du monde, car le monde m’a échappée. Je sais dire les mythes, le détour, la fable. Je tisse des histoires pour dire l’essence et revenir au sens. Amandine ne le sait pas, mais son ombre est égyptienne. Attablée, je la regarde de loin. De sa cigarette s’élèvent des volutes éphémères, et son profil à contre-jour laisse deviner un sourire.


Elle y a chez elle une délicatesse désarmante. Sa façon de remettre une mèche derrière son oreille, comme une excuse d’être là, en forme de point-virgule. De ses lèvres s’échappent les histoires des autres, qu’elle dresse comme un totem et protège comme une mère. Mais en elle, il y surtout ce maelstrom de mots. Ses mots qu’elle porte, mais ne dira pas.


Faut vous dire, monsieur Que chez cette femme-là Elle n’cause pas, monsieur, Elle n’cause pas Mais chez elle on ressent On perçoit Dans son ombre Tout son talent.



Alexandra Koszelyk

A suivre sur son blog Bric à book et auteure d'un premier roman qui paraîtra à la rentrée " A crier dans les ruines"



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Amandine Cirez

Alexandra Koszelyk

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