« La route est longue jusqu’à chez toi, Eva. Salluit, 62e parallèle, bien au delà de la limite des arbres, Salluit roulé en boule au pied des montagnes, Salluit le fjord au creux des reins, et, seize kilomètres plus loin seulement, le grand détroit d’Hudson qui te conduira peut être jusqu’à l’Océan Arctique, qui sait. Il faut venir par les airs, comme les oies, nirliit, je refais inlassablement le chemin du sud au nord puis du nord au sud, chaque fois que l’été revient, chaque fois que l’été se termine. »
Comme les oies, remonter les vents, laisser l’air prendre possession du vol et indiquer la direction, celle de la toundra, celle de ces grands espaces qui recèlent tant de secrets, d’amours, de révoltes et colères.
Il faut être rude, sec, aventurier pour se jeter sur ses terres et croire en la puissance humaine, celle dévastatrice des pionniers. Il faut aimer à l’infini, faire preuve d’une foi en la vie et ses mystères, dans ses hommes et ses femmes qui n’ont que pour unique compagne la perte des repères, la soif d’un ailleurs, l’amour absolu pour celui ou celle qui débarquera. Il faut être libre dans sa tête et son corps pour croire que sous ce ciel où le soleil tente de percer, où la lumière pose ses rayons durant de courts instants qui durent une éternité. Il faut crier sa colère, déchainer les servitudes, briser les tabous, faire fi de ses révoltes et douceurs.
Nirliit, telles des oies qui migrent et s’en retournent à la fin de l’été vers le sud, terre de tous les espoirs et des rêves, terre des migrations et des conquêtes de l’homme sur l’homme. Le contraste des migrations et des mains mises contemporaines.
« Il y a des jours où je ferais mon nid dans la toundra, entre le fjord aveuglant et la rivière qui fend le roc de son assurance tranquille, les jours de soleil et de marée basse à la rivière Foucaud. »
Vous parler de ce roman relève d’une gageure car comment décrire la force des sentiments, la colère des absences, des non-dits et des violences quotidiennes et absurdes de la vie, la révolte qui surgit lorsque les corps et les cœurs sont à vifs, esseulés et emportés dans la décrépitude des croyances primaires.
Comment décrire la sauvagerie des relations dans un monde qui se veut et est glacial, aux confins d’une limite géographique, là où les hivers sont longs et rigoureux, glacials, là où les printemps réveillent les corps et les migrations des oies, les nirliits qui migrent du Sud du pays vers le Nord, reviennent nicher, chercher la vie, s’en remettre aux lois et éveils de la nature. Comment résister à cet appel quand les corps ont faim, quand les seules pensées sont rassasiés par des outrances, du sexe, des boissons qui aident à oublier la solitude, les promiscuités et la misère, celle dont on ne connait que le nom et qui laisse aux portes des baraques, des enfants dont les pères disparaissent une fois l’été terminé.
Ce premier roman a tout des grands espaces, des terres dépravées, des instincts féroces des pionniers qui arrivent en maitre. Il a cette force vive, sèche, rugueuse, âpre et aride, ce lent cheminement de la langue qui prend son envol, de l’ampleur, une poésie à couper le souffle et nous donne à entendre la vie.
C’est d’une beauté primitive et primaire, tribal, un appel à l’amour des corps, la chaleur des étreintes, la violence des contacts et des viols, des rapports forcés ou payés, d’une colère sourde contre l’esprit des pionniers, la virilité des hommes blancs, la détresse des Inuits et des enfants qui surgissent aux coins de la rue encore glacée des hivers où ils ont vu le jour loin de leurs géniteurs. Il y a la force fragile des épreuves de la vie, l’amitié qui jaillit et l’absence douloureuse, la disparition, les non-dits, les amours qui tanguent.
Il faut tailler dans le brut, dans la matière, se dire que ce roman est beau comme un vent glacial qui réchauffe, comme le vol de ces oies sauvages qui surgissent au début de chaque saison donnant la force des amours, la folie de la vie, de l’ivresse et la détresse lorsqu’arrive l’automne, la mélancolie du vol retour. Il faut oser, entrer dans ce livre en abandonnant ses habitudes, prendre son envol, se brûler le ventre et le cœur, entendre la solitude, se griffer aux libertés, se saouler à l’alcool fort et enivrant des espaces, se laisser happer par l’aridité glaciale de la toundra, entendre le bruit des glaciers qui craquent à la fonte des neiges, laissant apparaitre les corps de ceux qui ont péri, disparu durant l’hiver.
« Le Nord est dur pour le cœur. Le Nord est un enfant balloté d'une famille d'accueil à une autre, le Nord ne veut pas être rejeté de nouveau, le Nord te fait la vie impossible jusqu'à ce que ton cœur n'en puisse plus et que tu le quittes avant d'exploser, et il pourra te dire voilà : je le savais, tu m'abandonnes. Parce qu'on vous abandonne tout le temps, on a fait de vous des parenthèses à l'infini, des aventures que l'on vient vivre pour un temps avant de retrouver nos vies rangées du Sud ou repartir vers de nouvelles expériences qui nous semblent maintenant plus alléchantes que votre exotisme du Nord. »
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